Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 1.djvu/76

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aux corps des enfans qu’elles portent au ventre des marques de leurs fantasies, tesmoing celle qui engendra le more. Et il fut presenté à Charles Roy de Boheme et Empereur une fille d’aupres de Pise, toute velue et herissée, que sa mere disoit avoir esté ainsi conceue, à cause d’un’ image de Sainct Jean Baptiste pendue en son lit. Des animaux il en est de mesmes, tesmoing les brebis de Jacob, et les perdris et les lievres, que la neige blanchit aux montaignes. On vit dernierement chez moy un chat guestant un oyseau au haut d’un arbre, et, s’estans fichez la veue ferme l’un contre l’autre quelque espace de temps, l’oyseau s’estre laissé choir comme mort entre les pates du chat, ou ennyvré par sa propre imagination, ou attiré par quelque force atractive du chat. Ceux qui ayment la volerie, ont ouy faire le conte du fauconnier qui, arrestant obstinément sa veue contre un milan en l’air, gageoit de la seule force de sa veue le ramener contre-bas : et le faisoit, à ce qu’on dit. Car les Histoires que j’emprunte, je les renvoye sur la conscience de ceux de qui je les prens. Les discours sont à moy, et se tienent par la preuve de la raison, non de l’expérience : chacun y peut joindre ses exemples : et qui n’en a point, qu’il ne laisse pas de croire qu’il en est, veu le nombre et varieté des accidens. non advenu, à Paris ou à Rome, à Jean ou à Pierre, c’est non advenu, a Paris ou a Rome, a Jean ou a Pierre, c’est toujours un tour de l’humaine capacite, duquel je suis utilement advisé par ce recit. Je le voy et en fay mon profit egalement en umbre qu’en corps. Et aux diverses leçons qu’ont souvent les histoires, je prens à me servir de celle qui est la plus rare et memorable. Il y a des autheurs, desquels la fin c’est dire les evenemens. La mienne, si j’y sçavoye advenir, seroit dire sur ce qui peut advenir. Il est justement permis aux escholes de supposer des similitudes, quand ils n’en ont point. Je n’en fay pas ainsi pourtant, et surpasse de ce costé là en religion superstitieuse toute foy historialle. Aux exemples que je tire ceans, de ce que j’ay ouï, faict ou dict, je me suis defendu d’oser alterer jusques aux plus legeres et inutiles circonstances. Ma conscience ne falsifie pas un iota, ma science je ne sçay. Sur ce propos, j’entre par fois en pensée qu’il puisse assez bien convenir à un Theologien, à un philosophe, et telles gens d’exquise et exacte conscience et prudence, d’escrire l’histoire. Comment peuvent ils engager leur foy sur une foy populaire ? Comment respondre des pensées de personnes incognues et donner pour argent contant leurs conjectures ? Des actions à divers membres, qui se passent en leur presence, ils refuseroient d’en rendre tesmoignage, assermentez par un juge : et n’ont homme si familier, des intentions duquel ils entreprennent de pleinement respondre. Je tien moins hazardeux d’escrire les choses passées que presentes : d’autant que l’escrivain n’a à rendre compte que d’une verité empruntée. Aucuns me convient d’escrire les affaires de mon temps, estimant que je les voy d’une veue moins blessée de passion qu’un autre, et de plus pres, pour l’accez que fortune m’a donné aux chefs de divers partis. Mais ils ne disent pas que, pour la gloire de Salluste, je n’en prendroys pas la peine : ennemy juré d’obligation, d’assiduité, de constance ; qu’il n’est rien si contraire à mon stile qu’une narration estendue : je me recouppe si souvent à faute d’haleine, je n’ay ny composition, ny explication qui vaille, ignorant au-delà d’un enfant des frases et vocables qui servent aux choses plus communes ; pourtant ay-je prins à dire ce que je sçay dire, accommodant la matiere à ma force ; si j’en prenois qui me guidast, ma mesure pourroit faillir à la sienne ; que ma liberté, estant si libre, j’eusse publié des jugemens, à mon gré mesme et selon raison, illegitimes et punissables. Plutarche nous diroit volontiers de ce qu’il en a faict, que c’est l’ouvrage d’autruy, que ses exemples soient en tout et par tout veritables ; qu’ils soient utiles à la postérité, et presentez d’un lustre qui nous esclaire à la vertu, que c’est son ouvrage. Il n’est pas dangereux, comme en une drogue medicinale, en un compte ancien, qu’il soit ainsin ou ainsi.

Le profit de l’un est dommage de l’autre.
Chap. XII.


DEmades Athenien condamna un homme de sa ville, qui faisoit mestier de vendre les choses necessaires aux enterremens, soubs tiltre de ce qu’il en demandoit trop de profit, et que ce profit ne luy pouvoit venir sans la mort de beaucoup de gens. Ce jugement semble estre mal pris, d’autant qu’il ne se fait aucun profit qu’au dommage d’autruy, et qu’à ce conte il faudroit condamner toute sorte de guein. Le marchand ne fait bien ses affaires qu’à la débauche de la