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PREFACE.

Quoy, s’il n’est pas jusques à nos petits faiseurs d’invectives et de Pasquils qui n’ayent espéré de maistriser le monde par ces armes ? Mais ils se trompent ; une invective qui ne peut vivre ne peut fraper coup, et ne peut vivre s’elle n’est décochée d’une langue vive et sublime extrêmement, et ne faict partie d’un bon livre. Il y a moins d’interest qu’ils crachent sur le nom que sur la robbe, et qu’ils parlent que s’ils rottent près de nous. Que si ce Roy de Crete n’eust point eu d’autres ennemis qu’eux, nous l’eussions bien sauvé d’estre Juge des Lutins et des ombres damnées. Une personne de mérite et de prix ne craint point les invectives, sçachant bien qu’un galand et habile homme ne l’attaquera pas, et que, si quelqu’un de ces chetifs brouillons l’entreprend, il luy en prendra comme à l’abeille qui laisse l’aiguillon en la playe ; et si fera voir au monde ce dont on pouvoit doubter jusques alors : c’est qu’elle n’est mal voulue que d’un fat. Mais après tout, comment ne sçauroit une teste forte prendre raison de son ennemy, quand il n’est pas jusques aux molles et délicates filletes qui n’ayent leurs vengeances, et d’autant moins fortes que celles de ces escrivailleurs, qu’elles sont moins en poincte de fourchette et qu’elles sont exécutées pour satisfaction d’offence, non pour faire gaigner la pépie aux grenouilles à force de crier miracle de leur suffisance, comme ils cuident faire. Et si ce sont vengeances tendres et douces, comme elles. Escoutez la solemne histoire. Quelques unes en Picardie, piquées contre une autre qui ne faisoit vrayement pas grand compte de si sottes gens que nous, feignans dancer avec elle main à main en pleine assemblée, elles se contentent, pour toute la descharge de leur petit cœur, de tenir ferme au premier son des violons pour la laisser esbranler toute seule : si haute toutesfois de taille, de vaillante, belle et favorie maison mais presque deffuncte, qu’on voyoit de bien loing le galbe de sa comédie à un seul personnage ; et filles de rire. Pour reprendre donc mon fil des estourdis nieurs, quelqu’un que la fortune a prodigieusement bien traicté, sentant attribuer à certaine personne des advantages, qu’il falloit estre si témérairement sot pour nier ou affermer en vain, qu’un signalé gouvernement d’une de nos villes, un grade honnorable et d’autres actions publiques, disoit au tesmoin, en longues risées, qu’il l’avoit creu parce que celuy dont il estoit mention luy disoit. D’autant qu’il n’en sçavoit rien, il n’estoit pas veritable. Quel pleige de vérité qui la touchoit à son experience, ne présumant pas qu’en quelque lieu qu’elle peust estre, elle ne fust ou fort obligée de venir faire hommage, ou fort ambitieuse de se faire cognoistre à luy le premier ! Pensez comme il l’eust faict bon croire aux choses doubteuses et cachées, puisqu’il sçavoit nous informer ainsi des communes et vulgaires, et engager une armée en quelque pays soubs le rapport d’un qui pouvoit faucement jurer, non que de ses forces, armes, soldats, munitions, chemins, courage, discipline et conduicte, mais du gouverneur qui le commandoit. Que ne se ramentevoit il combien luy cousta pour un jour la dure créance, lors qu’à faute de vouloir laisser persuader à son outrecuidance, que ses ennemis bien equippez, nobles et vaillans, eussent la hardiesse de l’attaquer, il ruyna son party naguère, dés l’entrée, par sa deffaicte ? Ou qu’il ne se ressouvenoit combien ridiculement, au contraire, il laisse à chaque moment, d’une admirable inconstance et bigarrure, mener ses oreilles à tous les contes qu’on luy faict, pourveu qu’ils blessent quelqu’un, et à mille nouvelles mensongères qu’il croit et trompette luy mesme, et tout justement pour ce notable respect dont il bat les autres, c’est qu’on lui a diet ? Celuy qui renomme quelqu’un de croire à cause qu’on luy dict, s’il