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PREFACE.

ne le cognoist un gros et lourd animal, il l’est luy mesme en ce qu’il ne sçait pas discerner combien ce vice là pourroit mal compatir avec une once de sens. Je voudrois que nous n’eussions pas veu des gens de profession plus sérieuse, gastez de pareil meslange de ces pernicieuses humeurs. Apres qu’ils auront creu dix fois à tort et presché que telle ou telle ville seront prises, ils cuident bien r’allier leur créance à la gravité, s’ils se mocquent de quelque histoire, ny merveilleuse ny rare, que quelqu’un d’entre nous chetifs rapportera peut estre de cinquante lieues : comme si l’on se guerissoit d’estre un fat, se rendant injurieux, et comme s’il y avoit moings d’ineptie à suivre une fauce dissuasion qu’une suasion faulce, et à se croire légèrement soy-mesme qu’autruy. Certes, quand nous serions si bestes que le reproche qu’on feroit à noz contes se trouvast vray, si ne seroit pas nostre sottise de l’avoir creu, par ce que nous l’aurions ouy dire, plus grande que la leur, de l’avoir nié parce qu’ilz ne le sçavoient pas. Y a il tant d’affaires à recevoir de cette sorte les nouvelles obscures et les estranges, et les monstreuses encores. Je ne rejette pas cela comme faux, mais j’y refuse ma créance comme à chose non prouvée. Or revenons, pour dire que la plus generalle censure qu’on face de nostre livre, c’est que, d’une entreprise particulière à luy, son autheur s’y depeint. Les belles choses qu’il dict sur ce point ! Si je pouvois estre induitte à vouloir respecter la haine que le peuple porte à la particularité, si grande qu’il n’adore jamais Dieu mesme que soubz sa forme, je luy pourrois demander que faisoient autre chose ces anciens qui descrivoient leurs propres gestes jusques aux moindres ; mais je ne me soucie gueres de ce reproche : il n’appartient qu’à ceux qui mescognoissent le monde, à craindre de luy dissembler, ou bien à ceux qui le veulent flatter et chattouiller de leur perte. Quoy, si nous arrivions en ces nations où, selon Pline, on ne vivoit que d’odeur, ce seroit donc folie de manger. Apres tout, messieurs de Montluc et de la Noue se sont ilz pas de nostre aage descritz et représentez eux mesmes aussi, par le registre de leurs actions, dont ilz ont faict present à leur pays remerciables en cela deux fois : l’une, de leur labeur ; l’autre, de l’avoir appliqué sur tel subject ; car ilz n’eussent peu rien escrire de plus vray que ce qu’ilz avoient faict eux mesmes, ny rien de plus utile que ce qu’ilz avoient si bien faict. Je ne parle pas de la cause des armes de ce dernier, ains seulement de la valeur et suffisance d’icelles. S’il leur semble qu’il soit bien loisible de produire au jour ces actions publiques et non les privées, certes, outre que ces Seigneurs font cela mesme, descrivans jusques à leurs songes, ilz n’entendent pas que valent ny les publiques ny les domestiques, ny que le publicq mesme n’est faict que pour le particulier. Il leur semble que la science de vivre soit si facile, qu’on fait une sottise quand on daigne publier sa pratique. Car mesme ilz sentent bien que leurs enfans ne sçauroient ny dancer, ny picquer chevaux, ny trencher à table, ny saluer, qui ne leur apprend ; mais, quant à cet art, ilz ne l’y trouvèrent jamais à dire. Certes il est trop plus aisé de vaincre que de vivre, et plus de triumphans que de sages. Mon Père a cuydé ne te pouvoir rien mieux apprendre que la cognoissance et l’usage de toy-mesme : tantost par raisons, tantost par espreuve. Si sa peinture est vicieuse ou fauce, plainds toy de luy ; s’elle est bonne et vraye, remercie-le de n’avoir voulu refuser à ta discipline le poinct plus instructif de tous, c’est l’exemple ; et