Page:Montaigne - Essais, 1595.pdf/4

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

PREFACE SUR LES ESSAIS DE MICHEL
SEIGNEUR DE MONTAIGNE,
Par sa Fille d’Alliance.


Si vous demandez à quelque artisan, quel est Cæsar, il vous respondra que c’est un excellent Capitaine : Si vous le luy montrez luy-mesme sans nom avec ces grandes parties par lesquelles il l’estoit, sa suffisance, labeur, vigilance, perseverance, ordre, art de mesnager le temps, & de se faire aymer & craindre, sa resolution & ses admirables conseils sur les nouvelles & promtes occurrences ; si dis je apres luy avoir fait contempler toutes ces choses, vous luy demandez quel homme c’est là : certes il le vous donnera volontiers pour l’un des fuyards de la bataille de Pharsale : parce que pour juger d’un grand Capitaine, il faut l’estre soy-mesme, ou capable de le devenir par instruction. Il ne sert guere à un Athlete de monstrer la force & vigueur de ses membres à quelque cheval, pour luy faire croire qu’il emportera le prix de la lucte, puis qu’il est incapable de sentir si c’est par les cheveux qu’il s’y faut prendre. Enquerez semblablement cet homme, ce qu’il luy semble de Platon, il vous remplira l’oreille des loüanges d’un celeste Philosophe : mais si vous laissez tomber en ses mains le Sympose, ou l’Apologie, il en fera des cornets à poivre : & s’il entre en la bouticque d’Apelles, il emportera bien son tableau, mais il n’achetera que le nom du peintre. Ces considerations m’ont tousjours mise en doubte de la valleur des livres & des esprits (je ne parle pas des anciens, de qui nous eslevons la reputation, non par nous, ains par l’authorité des belles ames qui nous ont precedez en leur cognoissance) que le credit populaire suivoit : tant à cause que la fortune & la raison logent rarement ensemble : que par ce que je discernois aussi, que celuy qui gaignoit multitude d’admirateurs, ne pouvoit pas estre grand, puis que, pour avoir beaucoup de juges, il faut avoir beaucoup de semblables, ou d’approchans au moins. Le vulgaire est une foulle d’aveugles : quiconque se vente de son approbation, se vente d’estre honneste homme à qui ne le voit pas. C’est une espece d’injure, d’estre loüé de ceulx que vous ne voudriez pas ressembler. Qu’est-ce donc que le dire de la commune ? c’est ce que nulle ame sage ne voudroit ne dire ne croire : la raison ? le contrepoil de son opinion. Et trouve la reigle de bien vivre aussi certaine à fuyr l’exemple & le sens du siecle, qu’à suivre la Philosophie ou la Theologie. Il ne faut entrer chez le peuple, que pour le plaisir d’en sortir. Et peuple & vulgaire s’estend jusques là, qu’il est en un estat moins de non vulgaires, que de Princes. Tu devines ja Lecteur, que je me veux plaindre du froid recueil, que nos hommes ont fait aux Essais : & cuydes peult estre avoir suject d’accuser ma querimonie, en ce que leur ouvrier mesme