Page:Montaigne - Essais, 1595.pdf/9

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
PREFACE.

mable ; & nous leur accordons en fin qu’il soit meschant, execrable, & damnable, d’oser prester la langue, ou l’oreille à l’expression de ce subject : mais qu’il soit impudique, on leur nye : Car outre que ce livre prouve fort bien, le macquerellage que les loix de la ceremonie prestent à Venus, quelz autheurs de pudicité sont ceux-cy, je vous prie, qui vont encherissant si hault la force, & la grace des effectz de Cupidon, que de faire accroire à la jeunesse, qu’on n’en peut pas ouyr seulement parler sans transport ? S’ilz le content à des femmes, n’ont elles pas raison de mettre leur abstinence en garde contre un Prescheur, qui soustient qu’on ne peut seulement ouyr parler de la table sans rompre son jeusne ? Quoy donc Socrates, qui se levoit continent d’aupres cette belle & brillante flamme d’amour, dont la Græce, à ce qu’on disoit, n’eust sçeu porter deux, faisoit-il alors moins preuve de chasteté par ce qu’il avoit ouy, veu, dict et touché, que ne faisoit Timon se promenant seul tandis en un desert ? Livia selon l’opinion des sages parloit en grande et suffisante Dame, comme elle estoit, disant qu’à une femme chaste un homme nud n’est non plus qu’un image. Elle jugeoit, ou qu’il faut que le monde bannisse du tout l’Amour, & sa mere hors de ses limites, ou que s’il les y retient, c’est pipperie & batellerie, de faire la chaste pour les sequestrer de la langue, des yeux & des oreilles ; voire batellerie à ceux mesmes qui n’en ont point d’usage : d’autant qu’outre cela, que l’ouyr & veoir & dire n’est rien, ilz advouent qu’ilz y ont aumoins part, ou presomptifve, ou louablement acceptable, par le mariage. N’eust elle pas aussi volontiers dict, que les femmes, qui crient qu’on les violle par les oreilles, ou par les yeux, le feissent à dessein ; affin de pretendre cause d’ignorance de se mal garder par ailleurs ? La plus legitime consideration qu’elles y puissent apporter, c’est de craindre qu’on ne les tente par là : mais elles doivent avoir grand’honte, de confesser, ne se sentir de bon or, que jusques à la couppelle ; & pudiques, que pour ce qu’elles ne trouvent qui voulust employer l’impudicité. L’assault est le hazard du combattant ; mais il est aussi le triumphe du vainqueur. Toute vertu desire l’espreuve, comme tenant son essence mesme du contraste. Le plus fascheux malheur qui puisse arriver à Polydamas, & Theagenes ; c’est de ne rencontrer personne, pour envier, qui la puissante palæstre de l’un, qui la viste course de l’autre ; affin de se dresser un trophée de leur cheute. Non seulement par ambition de faire sentir sa vertu une femme sage ne fuit pas la recherche, mais encore plus par juste recognoissance de la foible condition humaine, elle l’appete : pour ne s’oser asseurer de sa continence qu’elle n’en ait une fois refusé la richesse, une autrefois, la beauté, les graces & ses propres desirs. Laissez parler le poursuivant à telle oreille, & plaindre & prier & crier : cette mesme gravité qui l’arme contre les faulces persuasions, ce sot, & ridicule vice de la legere creance, & les erreurs contre la saincte religion de ses peres, l’arme encore contre cette batterie. Quant à l’obscurité, qu’on reprend apres en noz Essais, je n’en diray que ce mot : c’est que puisque la matiere n’est pas aussi bien pour les novices, il leur a deu suffire d’accommoder le stile à la portée des profez seulement. On ne peut traicter les grandes choses selon l’intelligence des petits : car la comprehension des hommes ne va guere outre leur invention. Ce n’est pas icy le rudiment des apprentifs, c’est l’Alcoran des maistres : la quinte essence de la philosophie : œuvre non à gouster, mais à digerer, & chylifier ; le dernier livre qu’on doit prendre, & le dernier qu’on doit quicter. Ilz galoppent