Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 1.djvu/118

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charge ; et qu’il n’imprime pas tant à son disciple la date de la ruine de Carthage que les meurs de Hannibal et de Scipion, ny tant où mourut Marcellus, que pourquoy il fut indigne de son devoir qu’il mourut là. Qu’il ne luy apprenne pas tant les histoires, qu’à en juger. C’est à mon gré, entre toutes, la matiere à laquelle nos esprits s’appliquent de plus diverse mesure. J’ay leu en Tite-Live cent choses que tel n’y a pas leu. Plutarque en y a leu cent, outre ce que j’y ay sceu lire, et, à l’adventure, outre ce que l’autheur y avoit mis. A d’aucuns c’est un pur estude grammairien ; à d’autres, l’anatomie de la philosophie, en laquelle les plus abstruses parties de nostre nature se penetrent. Il y a dans Plutarque beaucoup de discours estandus, tres-dignes d’estre sceus, car à mon gré c’est le maistre ouvrier de telle besongne ; mais il y en a mille qu’il n’a que touché simplement : il guigne seulement du doigt par où nous irons, s’il nous plaist, et se contente quelquefois de ne donner qu’une attainte dans le plus vif d’un propos. Il les faut arracher de là et mettre en place marchande. Comme ce sien mot, que les habitans d’Asie servoient à un seul, pour ne sçavoir prononcer une seule sillabe, qui est Non, donna peut estre la matiere et l’occasion à la Boitie de sa Servitude Volontaire.

Cela mesme de luy voir trier une legiere action en la vie d’un homme, ou un mot, qui semble ne porter pas : cela, c’est un discours. C’est dommage que les gens d’entendement ayment tant la briefveté : sans doute leur reputation en vaut mieux, mais nous en valons moins : Plutarque aime mieux que nous le vantions de son jugement que de son sçavoir ; il ayme mieux nous laisser desir de soy que satieté. Il sçavoit qu’és choses bonnes mesmes on peut trop dire, et que Alexandridas reprocha justement à celuy qui tenoit aux Ephores des bons propos, mais trop longs : O estrangier, tu dis ce qu’il faut, autrement qu’il ne faut. Ceux qui ont le corps gresle, le grossissent d’embourrures : ceux qui ont la matiere exile, l’enflent de paroles. Il se tire une merveilleuse clarté, pour le jugement humain, de la frequentation du monde. Nous sommes tous contraints et amoncellez en nous, et avons la veue racourcie à la longueur de nostre nez. On demandoit à Socrates d’où il estoit. Il ne respondit pas : D’Athenes ; mais : Du monde. Luy, qui avoit son imagination plus plaine et plus estandue, embrassoit l’univers comme sa ville, jettoit ses connoissances, sa société et ses affections à tout le genre humain, non pas comme nous qui ne regardons que sous nous. Quand les