Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 1.djvu/137

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ainsi resoluement une chose pour fauce et impossible, c’est se donner l’advantage d’avoir dans la teste les bornes et limites de la volonté de Dieu et de la puissance de nostre mere nature ; et qu’il n’y a point de plus notable folie au monde que de les ramener à la mesure de nostre capacité et suffisance. Si nous appellons monstres ou miracles ce où nostre raison ne peut aller, combien s’en presente il continuellement à nostre veue ? Considerons au travers de quels nuages et commant à tastons on nous meine à la connoissance de la pluspart des choses qui nous sont entre mains : certes nous trouverons que c’est plustost accoustumance que science qui nous en oste l’estrangeté,

jam nemo, fessus satiate vivendi,
Suspicere in coeli dignatur lucida templa,

et que ces choses là, si elles nous estoyent presentées de nouveau, nous les trouverions autant ou plus incroyables que aucunes autres,

si nunc primum mortalibus adsint
Ex improviso, ceu sint objecta repente,
Nil magis his rebus poterat mirabile dici,
Aut minus ante quod auderent fore credere gentes.

Celuy qui n’avoit jamais veu de riviere, à la premiere qu’il rencontra, il pensa que ce fut l’Ocean. Et les choses qui sont à nostre connoissance les plus grandes, nous les jugeons estre les extremes que nature face en ce genre,

Scilicet et fluvius, qui non est maximus, eii est
Qui non ante aliquem majorem vidit, et ingens
Arbor homoque videtur ;
et omnia de genere omni
Maxima quae vidit quisque, haec ingentia fingit.

Consuetudine oculorum assuescunt animi, neque admirantur, neque requirunt rationes earum rerum quas semper vident. La nouvelleté des choses nous incite plus que leur grandeur à en rechercher les causes. Il faut juger avec plus de reverence de cette infinie puissance de nature et plus de reconnoissance de nostre