Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 1.djvu/144

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée


jouyssance le perd, comme ayant la fin corporelle et sujecte à sacieté. L’amitié, au rebours, est jouye à mesure qu’elle est désirée, ne s’esleve, se nourrit, ny ne prend accroissance qu’en la jouyssance comme estant spirituelle, et l’ame s’affinant par l’usage. Sous cette parfaicte amitié ces affections volages ont autrefois trouvé place chez moy, affin que je ne parle de luy, qui n’en confesse que trop par ses vers. Ainsi ces deux passions sont entrées chez moy en connoissance l’une de l’autre ; mais en comparaison jamais : la premiere maintenant sa route d’un vol hautain et superbe, et regardant desdaigneusement cette cy passer ses pointes bien loing au dessoubs d’elle. Quant aux mariages, outre ce que c’est un marché qui n’a que l’entrée libre (sa durée estant contrainte et forcée, dependant d’ailleurs que de nostre vouloir), et marché qui ordinairement se fait à autres fins, il y survient mille fusées estrangeres à desmeler parmy, suffisantes à rompre le fil et troubler le cours d’une vive affection ; là où, en l’amitié, il n’y a affaire ny commerce, que d’elle mesme. Joint qu’à dire vray la suffisance ordinaire des femmes n’est pas pour respondre à cette conference et communication, nourrisse de cette saincte couture ; ny leur ame ne semble assez ferme pour soustenir l’estreinte d’un neud si pressé et si durable. Et certes, sans cela, s’il se pouvoit dresser une telle accointance, libre et volontaire, où, non seulement les ames eussent cette entiere jouyssance, mais encores où les corps eussent part à l’alliance, où l’homme fust engagé tout entier : il est certain que l’amitié en seroit plus pleine et plus comble. Mais ce sexe par nul exemple n’y est encore peu arriver, et par le commun consentement des escholes anciennes en est rejetté. Et cet’ autre licence Grecque est justement abhorrée par nos meurs. Laquelle pourtant, pour avoir, selon leur usage, une si necessaire disparité d’aages et difference d’offices entre les amants, ne respondoit non plus assez à la parfaicte union et convenance qu’icy nous demandons : Quis est enim iste amor amicitiae ? Cur neque deformem adolescentem quisquam amat, neque formosum senem ? Car la peinture mesme qu’en faict l’Academie ne me desadvouera pas, comme je pense, de dire ainsi de sa part : que cette premiere fureur inspirée par le fils de Venus au cœur de l’amant sur l’object de la fleur d’une tendre jeunesse, à laquelle ils permettent tous les insolents et passionnez efforts que peut produire une ardeur immoderée, estoit simplement fondée en une beauté externe, fauce image de la generation corporelle. Car en l’esprit elle ne pouvoit, duquel la montre estoit encore cachée, qui n’estoit qu’en sa naissance, et avant l’aage de germer. Que si cette fureur saisissoit un bas courage, les moyens de sa poursuitte c’estoient richesses, presents, faveur à l’avancement des dignitez, et telle autre basse marchandise, qu’ils reprouvent. Si elle tomboit en un courage plus généreux, les entremises estoient genereuses de mesmes : instructions philosophiques, enseignemens à reverer la religion, obeïr aux lois, mourir pour le bien de son païs : exemples de vaillance, prudence, justice : s’estudiant l’amant de se rendre acceptable par la bonne grace et beauté de son ame, celle de son corps estant pieça fanée, et esperant par cette société mentale establir un marché plus ferme et durable. Quand cette poursuitte arrivoit à l’effect en sa saison (car ce qu’ils ne requierent point en l’amant, qu’il apportast loysir et discretion en son entreprise, ils le requierent exactement en l’aimé : d’autant qu’il luy falloit juger d’une beauté interne, de difficile cognoissance et abstruse descouverte) lors naissoit en l’aymé le desir d’une conception spirituelle par l’entremise d’une spirituelle beauté. Cette cy estoit icy principale : la corporelle, accidentale et seconde : tout le rebours de l’amant. A cette cause preferent ils l’aymé, et verifient que les dieux aussi le preferent, et tansent grandement le poete Aischylus d’avoir, en l’amour d’Achilles et de Patroclus, donné la part de l’amant à Achilles qui estoit en la premiere et imberbe verdeur de son adolescence, et le plus beau des Grecs. Apres cette communauté générale, la maistresse et plus digne partie d’icelle exerçant ses offices et predominant, ils disent qu’il en provenoit des fruicts tres utiles au privé et au public ; que c’estoit la force des païs qui en recevoient l’usage, et la principale defence de l’equité et de la liberté : tesmoin les salutaires amours de Hermodius et d’Aristogiton. Pourtant la nomment ils sacrée et divine. Et n’est, à leur compte, que la violence des tyrans et lascheté des peuples qui luy soit adversaire. En fin tout ce qu’on peut donner à la faveur de l’Académie, c’est dire que c’estoit un amour se terminant en amitié : chose qui ne se rapporte pas mal à la definition Stoïque de l’amour : Amorem conatum esse amicitiae faciendae ex pulchritudinis specie. Je revien à ma description, de façon plus equitable et plus equable. Omnino amicitiae, corroboratis jam confirmatisque ingeniis et aetatibus, judicandae sunt. Au demeurant, ce que nous appellons ordinairement amis et amitiez, ce ne sont qu’accoinctances et familiaritez nouées par quelque occasion ou commodité, par le moyen de laquelle nos ames s’entretiennent. En l’amitié dequoy je parle, elles se meslent et confondent l’une en