livré bataille aux ennemis à pied sec et les y avoit desfaicts, l’esté venu il y gaigna contre eux encore une bataille navale. Les Romains souffrirent grand desadvantage au combat qu’ils eurent contre les Carthaginois près de Plaisance, de ce qu’ils allerent à la charge le sang figé et les membres contreints de froid, là où Annibal avoit faict espandre du feu par tout son ost, pour eschauffer ses soldats, et distribuer de l’huyle par les bandes, afin que, s’oignant, ils rendissent leurs nerfs plus souples et desgourdis, et encroustassent les pores contre les coups de l’air et du vent gelé qui tiroit lors. La retraite des Grecs, de Babylone en leur païs, est fameuse des difficultez et mesaises qu’ils eurent à surmonter. Cette cy en fut, qu’accueillis aux montaignes d’Armenie d’un horrible ravage de neiges, ils en perdirent la connoissance du païs et des chemins, et, en estant assiegés tout court, furent un jour et une nuit sans boire et sans manger, la plus part de leurs bestes mortes ; d’entre eux plusieurs morts, plusieurs aveugles du coup du gresil et lueur de la neige, plusieurs stropiés par les extremitez, plusieurs roides, transis et immobiles de froid, ayants encore le sens entier. Alexandre veit une nation en laquelle on enterre les arbres fruittiers en hiver, pour les defendre de la gelée. Sur le subject de vestir, le Roy de la Mexique changeoit quatre fois par jour d’accoustremens, jamais ne les reiteroit, employant sa desferre à ses continuelles liberalitez et recompenses ; comme aussi ny pot, ny plat, ny ustensile de sa cuisine et de sa table ne luy estoient servis à deux fois.
Du Jeune Caton
E n’ay point cette erreur commune de juger d’un
autre selon que je suis. J’en croy aysément des choses diverses à
moy.
Pour me sentir engagé à une forme, je n’y oblige pas le monde, comme
chascun fait ; et croy, et conçois mille contraires façons de vie ; et,
au rebours du commun, reçoy plus facilement la difference que la
ressemblance en nous. Je descharge tant qu’on veut un autre estre de
mes conditions et principes, et le considere simplement en luy-mesme,
sans relation, l’estoffant sur son propre modelle. Pour n’estre
continent, je ne laisse d’advouer sincerement la continence des
Feuillans et des Capuchins, et de bien trouver l’air de leur train :
je m’insinue, par imagination, fort bien en leur place. Et si les
ayme
et les honore d’autant plus qu’ils sont autres que moy. Je desire
singulierement qu’on nous juge chascun à part soy, et qu’on ne me
tire
en consequence des communs exemples.
Ma foiblesse n’altere aucunement les opinions que je dois avoir de la
force et vigueur de ceux qui le meritent.
Sunt qui nihil laudent, nisi quod se imitari posse confidunt.
Rampant au limon de la terre, je ne laisse pas de remerquer, jusques
dans les nues, la hauteur inimitable d’aucunes ames heroïques. C’est
beaucoup pour moy d’avoir le jugement reglé, si les effects ne le
peuvent estre, et maintenir au moins cette maistresse partie exempte de
corruption. C’est quelque chose d’avoir la
volonté bonne, quand les jambes me faillent. Ce siècle auquel nous
vivons, au moins pour nostre climat, est si plombé que, je ne dis pas
l’execution, mais l’imagination mesme de la vertu en est à dire ; et
semble que ce ne soit autre chose qu’un jargon de colliege :
virtutem verba putant, ut Lucum ligna.
Quam vereri deberent, etiamsi percipere non possent. C’est un
affiquet à pendre en un cabinet, ou au bout de la langue, comme au
bout de l’oreille, pour parement.
Il ne se recognoit plus d’action vertueuse : celles qui en portent le
visage, elles n’en ont pas pourtant l’essence, car le profit, la
gloire,
la crainte, l’accoutumance et autres telles causes estrangeres nous
acheminent à les produire. La justice, la vaillance, la
debonnaireté,
que nous exerçons lors, elles peuvent estre ainsi nommées pour la
consideration d’autruy, et du visage qu’elles portent en public, mais,
chez l’ouvrier, ce n’est aucunement vertu ; il y a une