cette belle sorte
de prudence, qui ne voyent pas que, si la reputation y est, l’effect
n’y peut estre.
En vérité le mentir est un maudit vice. Nous ne
sommes hommes, et ne nous tenons les uns aux autres que par la
parole.
Si nous en connoissions l’horreur et le poids, nous le poursuivrions
à feu plus justement que d’autres crimes. Je trouve qu’on s’amuse
ordinairement à chastier aux enfans des erreurs innocentes tres mal à
propos, et qu’on les tourmente pour des actions temeraires qui n’ont
ny
impression ny suitte. La menterie seule et, un peu au-dessous,
l’opiniastreté me semblent estre celles desquelles on devroit à toute
instance combattre la naissance et le progrez. Elles croissent
quand et
eux. Et depuis qu’on a donné ce faux train à la langue, c’est
merveille combien il est impossible de l’en retirer. Par où il
advient que nous voyons des honnestes hommes d’ailleurs, y estre
subjects et asservis. J’ay un bon garçon de tailleur à qui je
n’ouis
jamais dire une vérité, non pas quand elle s’offre pour luy servir
utilement.
Si, comme la vérité, le mensonge n’avoit qu’un visage, nous serions
en meilleurs termes. Car nous prenderions pour certain l’opposé de ce
que diroit le menteur. Mais le revers de la verité a cent mille
figures et un champ indefiny.
Les Pythagoriens font le bien certain et finy, le mal infiny et
incertain. Mille routtes desvoient du blanc, une y va. Certes je ne
m’asseure pas que je peusse venir à bout de moy, à guarentir un
danger
evident et extresme par une effrontée et solemne mensonge. Un ancien
pere dit que nous sommes mieux en la compagnie d’un chien cognu qu’en
celle d’un homme duquel le langage nous est inconnu. Ut externus alieno non sit hominis vice. Et de combien est le langage faux
moins
sociable que le silence.
Le Roy François premier se vantoit d’avoir mis au rouet par ce
moyen Francisque Taverna, ambassadeur de François Sforce, Duc de
Milan, homme tres-fameux en science de parlerie. Cettuy-cy avoit
esté depesché pour excuser son maistre envers sa Majesté, d’un
fait
de grande consequence, qui estoit tel. Le Roy pour maintenir
tousjours quelques intelligences en Italie, d’où il avoit esté
dernierement chassé, mesme au Duché de Milan, avoit advisé d’y
tenir pres du Duc un gentil-homme de sa part, ambassadeur par effect,
mais par apparence homme privé, qui fit la mine d’y estre
pour ses affaires particulieres : d’autant que le Duc, qui dependoit
beaucoup plus de l’Empereur, lors principalement qu’il estoit en
traicté de mariage avec sa niepce, fille du Roy de Dannemarc, qui
est à present douairiere de Lorraine, ne pouvoit descouvrir avoir
aucune praticque et conference avecques nous, sans son grand interest.
A cette commission se trouva propre un gentil’homme Milanois,
escuyer
d’escurie chez le Roy, nommé Merveille. Cettuy-cy despesché
avecques lettres secrettes de creance et instructions d’ambassadeur, et
avecques d’autres lettres de recommandation envers le Duc en faveur de
ses affaires particuliers pour le masque et la montre, fut si
long temps
aupres du Duc, qu’il en vint quelque resentiment à l’Empereur,
qui donna cause à ce qui s’ensuivit apres, comme nous pensons : qui fut,
que soubs couleur de quelque meurtre, voilà le Duc qui luy faict
trancher la teste de belle nuict, et son procez faict en deux jours.
Messire Francisque estant venu prest d’une longue deduction
contrefaicte de cette histoire--car le Roy s’en estoit adressé, pour
demander raison, à tous les princes de Chrestienté et au Duc
mesmes--fut
ouy aux affaires du matin, et ayant estably pour le fondement de
sa cause,
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