nostre jugement,
et d’abastardir et corrompre l’essence des choses. Les republiques qui
se sont maintenues en un estat reglé et bien policé, comme la
Cretense ou Lacedemonienne, elles n’ont pas faict grand compte
d’orateurs.
Ariston definit sagement la rhetorique : science à persuader le peuple ;
Socrates, Platon, art de tromper et de flatter ; et ceux qui le nient
en la generale description le verifient partout en leurs preceptes.
Les Mahometans en defendent l’instruction à leurs enfans, pour son
inutilité. Et les Atheniens, s’apercevant combien son usage, qui
avoit tout credit en leur ville, estoit pernicieux, ordonnerent que sa
principale partie qui est esmouvoir les affections en fust ostée
ensemble les exordes et perorations.
C’est un util inventé pour manier et agiter une tourbe et une
commune
desreiglée, et est util qui ne s’employe qu’aux estats malades, comme
la medecine ; en ceux où le vulgaire, où les ignorans, où tous ont
tout
peu, comme celuy d’Athenes, de Rhodes et de Rome, et où les choses
ont esté en perpetuelle tempeste, là ont afflué les orateurs. Et,
à la verité, il se void peu de personnages, en ces republiques là
qui se soient poussez en grand credit sans le secours de l’eloquence :
Pompeius, Caesar, Crassus, Lucullus, Lentulus, Metellus ont pris
de là leur grand appuy à se monter à cette grandeur d’authorité
où ils sont en fin arrivez, et s’en
sont aydez plus que des armes :
contre l’opinion des meilleurs temps. Car Lucius Volumnius, parlant
en
public en faveur de l’election au consulat faitte des personnes de
Quintus
Fabius et Publius Decius : Ce sont gens nays à la guerre, grands
aux
effects ; au combat du babil, rudes : esprits vrayement consulaires ; les
subtils, eloquens et sçavans sont bons pour la ville, Preteurs à
faire justice, dict-il.
L’eloquence a fleury le plus à Rome.
lors que les affaires ont esté en plus mauvais estat, et que l’orage
des
guerres civiles les agitoit : comme un champ libre et indompté porte
les herbes plus gaillardes. Il semble par là que les polices qui
dépendent d’un monarque, en ont moins de besoin que les autres : car
la
bestise et facilité qui se trouve en la commune, et qui la rend
subjecte à estre maniée et contournée par les oreilles au doux son
de cette harmonie, sans venir à poiser et connoistre la verité des
choses par la force de la raison, cette facillité, dis-je, ne se
trouve pas si aisément en un seul ; et est plus aisé de le garentir
par bonne institution et bon conseil de l’impression de cette poison.
On n’a pas veu sortir de Macedoine, ny de Perse, aucun orateur de
renom. J’en ay dict ce mot sur le subject d’un Italien que je
vien
d’entretenir, qui a servy le feu Cardinal Caraffe de maistre
d’hostel
jusques à sa mort. Je luy faisoy compter de sa charge. Il m’a
fait
un discours de cette science de gueule avec une gravité et contenance
magistrale, comme s’il m’eust parlé de quelque grand poinct de
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