Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 1.djvu/262

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avoient les sentimens plus aiguz que les hommes, qui sont au moyen estage. Les Romains portoient mesme accoutrement les jours de deuil et les jours de feste. Il est certain que la peur extreme et l’extreme ardeur de courage troublent également le ventre et le laschent. Le saubriquet de Tremblant, duquel le xii Roy de Navarre, Sancho, fut surnommé, aprend que la hardiesse aussi bien que la peur font tremousser nos membres. Et celuy à qui ses gens qui l’armoient, voïant frissoner la peau, s’essayoient de le rasseurer en apetissant le hasard auquel il s’alloit presanter, leur dict : Vous me connoissez mal. Si ma chair sçavoit où mon courage la portera tantost, elle s’en transiroit tout à plat. La foiblesse qui nous vient de froideur et desgoutement aux exercices de Venus, elle nous vient aussi d’un appetit trop vehement et d’une chaleur desreglée. L’extreme froideur et l’extreme chaleur cuisent et rotissent. Aristote dict que les cueus de plomb se fondent et coulent de froid et de la rigueur de l’hyver, comme d’une chaleur vehemente. Le desir et la satieté remplissent de douleur les sieges au dessus et au dessous de la volupté. La bestise et la sagesse se rencontrent en mesme point de sentiment et de resolution à la souffrance des accidens humains : les Sages gourmandent et commandent le mal, et les autres l’ignorent : ceux-cy sont, par maniere de dire, au deçà des accidens, les autres au delà ; lesquels, apres en avoir bien poisé et consideré les qualitez, les avoir mesurez et jugez tels qu’ils sont, s’eslancent au-dessus par la force d’un vigoureux courage : ils les desdaignent et foulent aux pieds, ayant une ame forte et solide, contre laquelle les traicts de la fortune venant à donner, il est force qu’ils rejalissent et s’emoussent, trouvant un corps dans lequel ils ne peuvent faire impression : l’ordinaire et moyenne condition des hommes loge entre ces deux extremitez, qui est de ceux qui apperçoivent les maux, les sentent, et ne les peuvent supporter. L’enfance et la decrepitude se rencontrent en imbecillité de cerveau ; l’avarice et la profusion, en pareil desir d’attirer et d’acquerir. Il se peut dire, avec apparence, qu’il y a ignorance abecedaire, qui va devant la science, une autre, doctorale, qui vient aprés la science : ignorance que la science faict et engendre, tout ainsi comme elle deffaict et destruit la premiere. Des esprits simples, moins curieux et moins instruicts, il s’en faict de bons Chrestiens qui, par reverence et obeissance, croient simplement et se maintiennent soubs les loix. En la moyenne vigueur des esprits et moyenne capacité s’engendre l’erreur des opinions : ils suyvent l’apparence du premier sens, et ont quelque tiltre d’interpreter à simplicité et bestise, de nous voir arrester en l’ancien train, regardant