Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 1.djvu/31

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passent. A tant dire, il faut qu’ils dient et la vérité et le mensonge : Quis est enim qui totum diem jaculans non aliquando conlineet. Je ne les estime de rien mieux, pour les voir tomber en quelque rencontre : ce seroit plus de certitude, s’il y avoit regle et verité à mentir tousjours. joint que personne ne tient registre de leurs mescontes, d’autant qu’ils sont ordinaires et infinis ; et fait on valoir leurs divinations de ce qu’elles sont rares, incroiables et prodigieuses. Ainsi respondit Diagoras qui fut surnommé l’Athée, estant en la Samothrace, à celuy qui en luy montrant au temple force voeuz et tableaux de ceux qui avoyent eschapé le naufrage, luy dict : Et bien, vous qui pensez que les dieux mettent à nonchaloir les choses humaines, que dittes vous de tant d’hommes sauvez par leur grace ? Il se fait ainsi, respondit-il : ceux-là ne sont pas peints qui sont demeurez noyez, en bien plus grand nombre. Cicero dit que le seul Xenophanes Colophonius entre tous les philosophes qui ont advoué les dieux, a essayé desraciner toute sorte de divination. D’autant est-il moins de merveille si nous avons veu par fois à leur dommage aucunes de noz ames principesques s’arrester à ces vanitez. Je voudrois bien avoir reconnu de mes yeux ces deux merveilles : du livre de Joachim, abbé calabrois, qui predisoit tous les papes futurs, leurs noms et formes ; et celuy de Leon l’Empereur, qui predisoit les empereurs et patriarches de Grece. Cecy ay-je reconnu de mes yeux, qu’és confusions publiques les hommes estonnez de leur fortune se vont rejettant comme à toute superstition, à rechercher au ciel les causes et menaces ancienes de leur malheur. Et y sont si estrangement heureux de mon temps, qu’ils m’ont persuadé, qu’ainsi que c’est un amusement d’esperits aiguz et oisifs, ceux qui sont duicts à ceste subtilité, de les replier et desnouer, seroyent en tous escrits capables de trouver tout ce qu’ils y demandent. Mais sur tout leur preste beau jeu le parler obscur, ambigu et fantastique du jargon prophetique, auquel leurs autheurs ne donnent aucun sens clair, afin que la posterité y en puisse appliquer de tel qu’il luy plaira. Le demon de Socrates estoit à l’advanture certaine impulsion de volonté, qui se présentoit à luy, sans attendre le conseil de son discours. En une ame bien espurée, comme la sienne, et preparée par continuel exercice de sagesse et de vertu, il est vray semblable que ces inclinations, quoy que temeraires et indigestes, estoyent tousjours importantes et dignes d’estre suyvies. Chacun sent en soy quelque image de telles agitations d’une opinion prompte, véhemente et fortuite. C’est à moy de leur donner quelque authorité, qui en donne si peu à nostre prudence. Et en ay eu de pareillement foibles en raison et violentes en persuasion : ou en dissuasion, qui estoient plus ordinaires en Socrates, ausquelles je me laissay emporter si utilement et heureusement qu’elles pourroyent estre jugées tenir quelque chose d’inspiration divine.

De la Constance.
Chap. XII.


LA Loy de la resolution et de la constance ne porte pas que nous ne nous devions couvrir, autant qu’il est en nostre puissance, des maux et inconveniens qui nous menassent, ny par consequent d’avoir peur qu’ils nous surpreignent. Au rebours, tous moyens honnestes de se garentir des maux sont non seulement permis, mais louables. Et le jeu de la constance se joue principalement à porter patiemment les inconveniens, où il n’y a point de remede. De maniere qu’il n’y a soupplesse de corps, ny mouvement aux armes de main, que nous trouvions mauvais, s’il sert à nous garantir du coup qu’on nous rue. Plusieurs nations tres belliqueuses se servoyent en leurs faits d’armes de la fuite pour advantage principal et montroyent le dos à l’ennemy plus dangereusement que leur visage. Les Turcs en retiennent quelque chose. Et Socrates en Platon, se moquant de Lachez qui avoit defini la fortitude : se tenir ferme en son reng contre les ennemys : Quoy, feit-il, seroit-ce donq lascheté de les battre en leur faisant place ? Et luy allegue Homere qui loue en Aeneas la science de fuir. Et parce que Lachez, se r’advisant, advoue cet usage aux Scythes, et enfin generalement aux gens de cheval, il luy allegue encore l’exemple des gens de pied Lacedemoniens, nation sur toutes duitte à combattre de pied ferme, qui en la journée de Platées, ne pouvant ouvrir la phalange Persienne, s’adviserent de s’escarter et sier arriere, pour par l’opinion de leur fuitte faire rompre et dissoudre cette masse en les poursuivant. Par où ils se donnerent la victoire. Touchant les Scythes on dict d’eux, quand Darius alla pour les subjuguer, qu’il manda à leur Roy force reproches pour le voir tousjours reculant devant luy et gauchissant la meslée. A quoy Indathyrsez, car ainsi se nommoit-il, fit responce que ce n’estoit pour avoir peur ny de luy ny d’homme vivant, mais que c’estoit la façon de marcher de sa nation, n’ayant ny terre cultivée, ny ville, ny maison à deffendre, et à craindre que l’ennemy en peust faire profit. Mais s’il avoit si grand faim d’y mordre, qu’il approchast pour voir le lieu de leurs anciennes sepultures, et que là il trouveroit à qui parler. Toutes-fois aux canonades, depuis qu’on leur est planté en bute, comme les occasions de la guerre portent souvent, il est messeant de s’esbranler pour la menasse du coup : d’autant que pour sa violence et vitesse nous le tenons inevitable. Et en y a meint un, qui pour avoir ou haussé la main, ou baissé la teste, en a pour le moins appresté à