Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 1.djvu/40

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que celles qu’on faict en toute seureté par pratiques et menées :

Laetius est, quoties magno sibi constat honestum.

D’avantage, cela doit nous consoler : que naturellement, si la douleur est violente, elle est courte ; si elle est longue, elle est legiere, si gravis brevis, si longus levis. Tu ne la sentiras guiere long temps, si tu la sens trop ; elle mettra fin à soy, ou à toy : l’un et l’autre revient à un. Si tu ne la portes, elle t’emportera. Memineris maximos morte finiri ; parvos multa habere intervalla requietis ; mediocrium nos esse dominos : ut si tolerabiles sint feramus, sin minus, e vita, quum ea non placeat, tanquam e theatro exeamus. Ce qui nous fait souffrir avec tant d’impatience la douleur, c’est de n’estre pas accoustumez de prendre nostre principal contentement en l’ame, de ne nous attendre point assez à elle, qui est seule et souveraine maistresse de nostre condition et conduite. Le corps n’a, sauf le plus et le moins, qu’un train et qu’un pli. Elle est variable en toute sorte de formes, et renge à soy, et à son estat, quel qu’il soit, les sentiments du corps et tous autres accidents. Pourtant la faut-il estudier et enquerir, et esveiller en elle ses ressors tout-puissants. Il n’y a raison, ny prescription, ny force, qui puisse contre son inclination et son chois. De tant de milliers de biais qu’elle a en sa disposition, donnons-luy en un propre à nostre repos et conservation, nous voilà non couvers seulemant de toute offence mais gratifiez mesmes et flattez, si bon luy semble, des offences et des maux. Elle faict son profit de tout indifferemment. L’erreur, les songes, luy servent utilement, comme une loyale matiere à nous mettre à garant et en contentement. Il est aisé à voir que ce qui aiguise en nous la douleur et la volupté, c’est la pointe de nostre esprit. Les bestes, qui le tiennent sous boucle, laissent aux corps leurs sentiments, libres et naïfs, et par consequent uns, à peu pres en chaque espece, comme nous voions par la semblable application de leurs mouvements. Si nous ne troublions pas en noz membres la jurisdiction qui leur appartient en cela, il est à croire que nous en serions mieux, et que nature leur a donné un juste et moderé temperament envers la volupté et envers la douleur. Et ne peut faillir d’estre juste, estant esgal et commun. Mais puis que nous nous sommes emancipez de ses regles, pour nous abandonner à la vagabonde liberté de nos fantasies, au moins aydons nous à les plier du costé le plus aggreable. Platon craint nostre engagement aspre à la douleur et à la volupté, d’autant qu’il oblige et attache par trop l’ame au corps. Moy plustost au rebours, d’autant qu’il l’en desprent et descloue. Tout ainsi que l’ennemy se rend plus aigre à nostre fuite, aussi s’enorgueillit la douleur à nous voir trembler soubs elle. Elle se rendra de bien meilleure composition à qui luy fera teste. Il se faut opposer et bander contre. En nous acculant et tirant arriere, nous appellons à nous et attirons la ruine qui nous menasse. Comme le corps est plus ferme à la charge en le roidissant, aussi est l’ame. Mais venons aux exemples, qui sont proprement du gibier des gens foibles de reins, comme moy, où nous trouverons qu’il va de la douleur, comme des pierres qui prennent couleur ou plus haute ou plus morne selon la feuille où l’on les couche, et qu’elle ne tient qu’autant de place en nous que nous luy en faisons. Tantum doluerunt, dict Saint Augustin, quantum doloribus se inseruerunt. Nous sentons plus un coup de rasoir du Chirurgien, que dix coups d’espée en la chaleur du combat. Les douleurs de l’enfantement par les medecins et par Dieu mesme estimées grandes, et que nous passons avec tant de ceremonies, il y a des nations entieres qui n’en font nul conte. Je laisse à part les femmes Lacedemonienes ; mais aux Souisses, parmy nos gens de pied, quel changement y trouvez vous ? Sinon que trottant apres leurs maris, vous leur voyez aujourd’hui porter au col l’enfant, qu’elles avoyent hier au ventre. Et ces Egyptiennes contrefaictes, ramassées d’entre nous, vont, elles mesmes, laver les leurs, qui viennent de naistre, et prennent leur baing en la plus prochaine riviere.