Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 1.djvu/94

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a bonne part. Les saillies poetiques, qui emportent leur autheur et le ravissent hors de soy, pourquoy ne les attribuerons nous à son bon heur ? puis qu’il confesse luy mesme qu’elles surpassent sa suffisance et ses forces, et les reconnoit venir d’ailleurs que de soy, et ne les avoir aucunement en sa puissance : non plus que les orateurs ne disent avoir en la leur ces mouvemens et agitations extraordinaires, qui les poussent au delà de leur dessein. Il en est de mesmes en la peinture, qu’il eschappe par fois des traits de la main du peintre, surpassans sa conception et sa science, qui le tirent luy mesmes en admiration, et qui l’estonnent. Mais la fortune montre bien encores plus evidemment la part qu’elle a en tous ces ouvrages, par les graces et beautez qui s’y treuvent, non seulement sans l’intention, mais sans la cognoissance mesme de l’ouvrier. Un suffisant lecteur descouvre souvant és escrits d’autruy des perfections autres que celles que l’autheur y a mises et apperceues, et y preste des sens et des visages plus riches. Quant aux entreprinses militaires, chacun void comment la fortune y a bonne part. En nos conseils mesmes et en nos deliberations, il faut certes qu’il y ait du sort et du bonheur meslé parmy : car tout ce que nostre sagesse peut, ce n’est pas grand chose ; plus elle est aigue et vive, plus elle trouve en soy de foiblesse, et se deffie d’autant plus d’elle mesme. Je suis de l’advis de Sylla ; et quand je me prens garde de prez aux plus glorieux exploicts de la guerre, je voi, ce me semble, que ceux qui les conduisent, n’y emploient la deliberation et le conseil que par acquit, et que la meilleure part de l’entreprinse ils l’abandonnent à la fortune, et, sur la fiance qu’ils ont à son secours, passent à tous les coups au delà des bornes de tout discours. Il survient des allegresses fortuites et des fureurs estrangeres parmy leurs deliberations, qui les poussent le plus souvent à prendre le party le moins fondé en apparence, et qui grossissent leur courage au-dessus de