Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 2.djvu/15

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l’homme se donne sa fin, ou qu’il la souffre, qu’il coure au devant de son jour, ou qu’il l’attende : D’où qu’il vienne c’est tousjours le sien : En quelque lieu que le filet se rompe, il y est tout, c’est le bout de la fusée. La plus volontaire mort, c’est la plus belle. La vie despend de la volonté d’autruy, la mort de la nostre. En aucune chose nous ne devons tant nous accommoder à nos humeurs, qu’en celle-là. La reputation ne touche pas une telle entreprise ; c’est folie d’en avoir respect. Le vivre, c’est servir, si la liberté de mourir en est à dire. Le commun train de la guerison se conduit aux despens de la vie : on nous incise, on nous cauterise, on nous detranche les membres, on nous soustrait l’aliment, et le sang : un pas plus outre, nous voyla gueris tout à faict. Pourquoy n’est la veine du gosier autant à nostre commandement que la mediane ? Aux plus fortes maladies les plus forts remedes. Servius le Grammairien ayant la goutte, n’y trouva meilleur conseil, que de s’appliquer du poison à tuer ses jambes : Qu’elles fussent podagres à leur poste, pourveu qu’elles fussent insensibles. Dieu nous donne assez de congé, quand il nous met en tel estat, que le vivre nous est pire que le mourir.

C’est foiblesse de ceder aux maux, mais c’est folie de les nourrir.

Les Stoiciens disent, que c’est vivre convenablement à nature, pour le sage, de se departir de la vie, encore qu’il soit en plein heur, s’il le faict opportunément : Et au fol de maintenir sa vie, encore qu’il soit miserable, pourveu qu’il soit en la plus grande part des choses, qu’ils disent estre selon nature.

Comme je n’offense les loix, qui sont faictes contre les larrons, quand j’emporte le mien, et que je coupe ma bourse : ny des boutefeuz, quand je brusle mon bois : Aussi ne suis-je tenu aux loix faictes contre les meurtriers, pour m’avoir osté ma vie.

Hegesias disoit, que comme la condition de la vie, aussi la condition de la mort devoit dependre de nostre eslection.

Et Diogenes rencontrant le Philosophe Speusippus affligé de longue hydropisie, se faisant porter en littiere : qui luy escria, Le bon salut, Diogenes : A toy, point de salut, respondit-il, qui souffres le vivre estant en tel estat.

De vray quelque temps apres Speusippus se fit mourir, ennuié d’une si penible condition de vie.

Mais cecy ne s’en va pas sans contraste : Car plusieurs tiennent, que nous ne pouvons abandonner cette garnison du monde, sans le commandement expres de celuy, qui nous y a mis ; et que c’est à Dieu, qui nous a icy envoyez, non pour nous seulement, ains pour sa gloire et service d’autruy, de nous donner congé, quand il luy plaira, non à nous de le prendre : Que nous ne sommes pas nays pour nous, ains aussi pour nostre païs : les loix nous redemandent compte de nous, pour leur interest, et ont action d’homicide contre nous. Autrement comme deserteurs de nostre charge, nous sommes punis en l’autre monde,

Proxima deinde tenent moesti loca, qui sibi lethum Insontes peperere manu, lucémque perosi Projecere animas.

Il y a bien plus de constance à user la chaine qui nous tient,