Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 2.djvu/155

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curieuse et laborieuse queste des sciences, qui l’a conduit à la bestise ? à cette rare aptitude aux exercices de l’ame, qui l’a rendu sans exercice et sans ame ? J’eus plus de despit encore que de compassion, de le voir à Ferrare en si piteux estat survivant à soy-mesmes, mescognoissant et soy et ses ouvrages ; lesquels sans son sçeu, et toutesfois à sa veuë, on a mis en lumiere incorrigez et informes.

Voulez vous un homme sain, le voulez vous reglé, et en ferme et seure posture ? affublez le de tenebres d’oisiveté et de pesanteur. Il nous faut abestir pour nous assagir : et nous esblouir, pour nous guider. Et si on me dit que la commodité d’avoir l’appetit froid et mousse aux douleurs et aux maux, tire apres soy cette incommodité, de nous rendre aussi par consequent moins aiguz et frians, à la jouyssance des biens et des plaisirs : Cela est vray : mais la misere de nostre condition porte, que nous n’avons tant à jouyr qu’à fuir, et que l’extreme volupté ne nous touche pas comme une legere douleur : Segnius homines bona quàm mala sentiunt : nous ne sentons point l’entiere santé, comme la moindre des maladies :

pungit
In cute vix summa violatum plagula corpus,
Quando valere nihil quemquam movet. Hoc juvat unum,
Quód me non torquet latus aut pes : cætera quisquam
Vix queat aut sanum sese, aut sentire valentem.

Nostre bien estre, ce n’est que la privation d’estre mal. Voyla pourquoy la secte de philosophie, qui a le plus faict valoir la volupté, encore l’a elle rengée à la seule indolence. Le n’avoir point de mal, c’est le plus avoir de bien, que l’homme puisse esperer : comme disoit Ennius.

Nimium boni est, cui nihil est mali.

Car ce mesme chatouillement et aiguisement, qui se rencontre en certains plaisirs, et semble nous enlever au dessus de la santé simple, et de l’indolence ; cette volupté active, mouvante, et je ne sçay comment cuisante et mordante, celle là mesme, ne vise qu’à l’indolence, comme à son but. L’appetit qui nous ravit