Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 2.djvu/164

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-et les Academiciens, ont desesperé de leur queste ; et jugé que la verité ne se pouvoit concevoir par nos moyens. La fin de ceux-cy, c’est la foiblesse et humaine ignorance. Ce party a eu la plus grande suitte, et les sectateurs les plus nobles.

Pyrrho et autres Sceptiques ou Epechistes, de qui les dogmes, plusieurs anciens ont tenu, tirez d’Homere, des sept sages, et d’Archilochus, et d’Eurypides, et y attachent Zeno, Democritus, Xenophanes, disent, qu’ils sont encore en cherche de la verité : Ceux-cy jugent, que ceux-là qui pensent l’avoir trouvée, se trompent infiniement ; et qu’il y a encore de la vanité trop hardie, en ce second degré, qui asseure que les forces humaines ne sont pas capables d’y atteindre. Car cela, d’establir la mesure de nostre puissance, de cognoistre et juger la difficulté des choses, c’est une grande et extreme science, de laquelle ils doubtent que l’homme soit capable.

Nil sciri quisquis putat, id quoque nescit,
An sciri possit, quo se nil scire fatetur.

L’ignorance qui se sçait, qui se juge, et qui se condamne, ce n’est pas une entiere ignorance : Pour l’estre, il faut qu’elle s’ignore soy-mesme. De façon que la profession des Pyrrhoniens est, de bransler, doubter, et enquerir, ne s’asseurer de rien, de rien ne se respondre. Des trois actions de l’ame, l’imaginative, l’appetitive, et la consentante, ils en reçoivent les deux premieres : la derniere, ils la soustiennent, et la maintiennent ambigue, sans inclination, ny approbation d’une part ou d’autre, tant soit-elle legere.

Zenon peignoit de geste son imagination sur cette partition des facultez de l’ame : La main espanduë et ouverte, c’estoit apparence : la main à demy serrée, et les doigts un peu croches, consentement : le poing fermé, comprehension : quand de la main gauche il venoit encore à clorre ce poing plus estroit, science.

Or cette assiette de leur jugement droicte, et inflexible, recevant tous objects sans application et consentement, les achemine à leur Ataraxie ; qui est une condition de vie paisible, rassise, exempte des agitations que nous recevons par l’impression de l’opinion et science, que nous pensons avoir des choses. D’où naissent la crainte, l’avarice, l’envie, les desirs immoderez, l’ambition, l’orgueil, la superstition, l’amour de nouvelleté, la rebellion, la desobeyssance, l’opiniastreté, et la pluspart des maux corporels : Voire ils s’exemptent