Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 2.djvu/173

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Et les faicts des humains en ce monde regardent :
Ce beau, ce grand soleil, qui nous faict les saisons,
Selon qu’il entre ou sort de ses douze maisons :
Qui remplit l’univers de ses vertus cognues :
Qui d’un traict de ses yeux nous dissipe les nuës :
L’esprit, l’ame du monde, ardant et flamboyant,
En la course d’un jour tout le Ciel tournoyant,
Plein d’immense grandeur, rond, vagabond et ferme :
Lequel tient dessoubs luy tout le monde pour terme :
En repos sans repos, oysif, Et sans sejour,
Fils aisné de nature, et le pere du jour.

D’autant qu’outre cette sienne grandeur et beauté, c’est la piece de cette machine, que nous descouvrons la plus esloignée de nous : et par ce moyen si peu cognuë, qu’ils estoyent pardonnables, d’en entrer en admiration et reverence.

Thales, qui le premier s’enquesta de telle matiere, estima Dieu un esprit, qui fit d’eau toutes choses. Anaximander, que les Dieux estoyent mourants et naissants à diverses saisons : et que c’estoyent des mondes infinis en nombre. Anaximenes, que l’air estoit Dieu, qu’il estoit produit et immense, tousjours mouvant. Anaxagoras le premier a tenu, la description et maniere de toutes choses, estre conduitte par la force et raison d’un esprit infini. Alcmæon a donné la divinité au Soleil, à la Lune, aux astres, et à l’ame. Pythagoras a faict Dieu, un esprit espandu par la nature de toutes choses, d’où noz ames sont déprinses. Parmenides, un cercle entournant le ciel, et maintenant le monde par l’ardeur de la lumiere. Empedocles disoit estre des Dieux, les quatre natures, desquelles toutes choses sont faittes. Protagoras, n’avoir rien que dire, s’ils sont ou non, ou quels ils sont. Democritus, tantost que les images et leurs circuitions sont Dieux : tantost cette nature, qui eslance ces images : et puis, nostre science et intelligence. Platon dissipe sa creance à divers visages. Il dit au Timée, le pere du monde ne se pouvoir nommer. Aux loix, qu’il ne se faut enquerir de son estre. Et ailleurs en ces mesmes livres il fait le monde, le ciel, les astres, la terre, et nos ames Dieux, et reçoit en outre ceux qui ont esté receuz par l’ancienne institution en chasque republique. Xenophon rapporte un pareil trouble de la discipline de Socrates. Tantost qu’il ne se faut enquerir de la forme de Dieu : et puis il luy fait establir que le Soleil est Dieu, et l’ame Dieu : Qu’il n’y en a qu’un, et puis qu’il y en a plusieurs. Speusippus neveu de Platon, fait Dieu certaine force gouvernant les choses, et qu’elle est animale. Aristote, à cette heure, que c’est l’esprit, à cette heure le monde : à cette heure il donne un autre maistre à ce monde, et à cette heure fait Dieu l’ardeur du ciel. Zenocrates en fait huict. Les cinq nommez entre les Planetes, le sixiesme composé de toutes les estoiles fixes, comme de ses membres : le septiesme et huictiesme, le Soleil et la Lune. Heraclides Ponticus ne fait que vaguer entre ses advis, et en fin prive Dieu de sentiment : et le fait remuant de forme à autre, et puis dit que c’est le ciel et la terre. Theophraste se promeine de pareille irresolution entre toutes ses fantasies : attribuant l’intendance du monde tantost à l’entendement, tantost au ciel, tantost aux estoilles. Strato, que c’est nature ayant la force d’engendrer, augmenter et diminuer, sans forme et sentiment. Zeno, la loy naturelle, commandant le bien et prohibant le mal : laquelle loy est un animant : et oste les Dieux accoustumez, Jupiter, Juno, Vesta. Diogenes Apolloniates, que c’est l’aage Xenophanes faict Dieu rond, voyant, oyant, non respirant, n’ayant rien de commun avec l’humaine nature. Aristo estime la forme de Dieu incomprenable, le prive de sens, et ignore s’il est animant ou autre chose. Cleanthes, tantost la raison, tantost le monde, tantost l’ame de nature, tantost la chaleur supreme entourant et envelopant tout. Perseus auditeur de Zenon, a tenu, qu’on a surnommé Dieux, ceux qui avoyent apporté quelque notable utilité à l’humaine vie, et les choses mesmes profitables. Chrysippus faisoit un amas confus de toutes les precedentes sentences, et compte entre mille formes de Dieux qu’il fait, les hommes aussi, qui sont immortalisez. Diagoras et Theodorus nioyent tout sec, qu’il y eust des Dieux. Epicurus faict les Dieux luisants, transparents, et perflabes, logez, comme entre deux forts, entre deux mondes, à couvert des coups : revestus d’une humaine figure et de nos membres, lesquels membres leur sont de nul usage.

Ego Deúm genus esse semper duxi, Et dicam cælitum,
Sed eos non curare opinor, quid agat humanum genus.

Fiez vous à vostre Philosophie : vantez vous d’avoir trouvé la feve au gasteau, à voir ce tintamarre de tant de cervelles philosophiques. Le trouble des formes mondaines, a gaigné sur moy, que les diverses mœurs et fantaisies aux miennes, ne me desplaisent pas tant, comme elles m’instruisent ; ne m’enorgueillissent pas tant comme elles m’humilient en les conferant. Et tout autre choix que celui qui vient de la main expresse de Dieu, me semble choix de peu de prerogative. Les polices du monde ne sont pas moins contraires en ce subject, que les escholes : par où nous pouvons apprendre, que la fortune mesme n’est pas plus diverse et variable, que nostre raison, ny plus aveugle et inconsiderée.

Les choses les plus ignorées sont plus propres à estre deifiées : Parquoy de faire de nous des Dieux, comme l’ancienneté, cela surpasse l’extreme foiblesse de discours. J’eusse encore plustost suyvy ceux qui adoroient le serpent, le chien et le bœuf : d’autant que leur nature et leur estre nous est moins cognu ; et avons plus de loy d’imaginer ce qu’il nous plaist de ces bestes-là, et leur attribuer des facultez extraordinaires. Mais d’avoir faict des Dieux de nostre condition, de laquelle nous devons cognoistre l’imperfection, leur avoir attribué le desir, la cholere, les vengeances, les mariages, les generations, et les parenteles, l’amour, et la jalousie, nos membres et nos os, nos fievres et nos plaisirs, nos morts et sepultures, il faut que cela soit party d’une merveilleuse yvresse de l’entendement humain.

Quæ procul usque adeo divino ab numine distant,
Inque Deûm numero quæ sint indigna videri.

Formæ, ætates, vestitus, ornatus noti sunt : genera, conjugia, cognationes, omniáque traducta ad similitudinem imbecillitatis humanæ : nam et perturbatis animis inducuntur : accipimus enim Deorum cupiditates, ægritudines, iracundias.