Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 2.djvu/184

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les adversaires, ils vous diront tout destroussément, qu’il n’est pas en la puissance de Dieu de faire que son corps soit en paradis et en la terre, et en plusieurs lieux ensemble. Et ce mocqueur ancien comment il en faict son profit. Au moins, dit-il, est-ce une non legere consolation à l’homme, de ce qu’il voit Dieu ne pouvoir pas toutes choses : car il ne se peut tuer quand il le voudroit, qui est la plus grande faveur que nous ayons en nostre condition : il ne peut faire les mortels immortels, ny revivre les trespassez, ny que celuy qui a vescu n’ait point vescu, celuy qui a eu des honneurs, ne les ait point eus, n’ayant autre droit sur le passé que de l’oubliance. Et afin que cette societé de l’homme à Dieu, s’accouple encore par des exemples plaisans, il ne peut faire que deux fois dix ne soyent vingt. Voyla ce qu’il dit, et qu’un Chrestien devroit eviter de passer par sa bouche. Là où au rebours, il semble que les hommes recherchent cette folle fierté de langage pour ramener Dieu à leur mesure.

cras vel atra
Nube polum pater occupato,
Vel sole puro, non tamen irritum
Quodcumque retro est efficiet, neque
Diffinget infectúmque reddet
Quod fugiens semel hora vexit.

Quand nous disons que l’infinité des siecles tant passez qu’avenir n’est à Dieu qu’un instant : que sa bonté, sapience, puissance sont mesme chose avecques son essence ; nostre parole le dit, mais nostre intelligence ne l’apprehende point. Et toutesfois nostre outrecuidance veut faire passer la divinité par nostre estamine : Et de là s’engendrent toutes les resveries et erreurs, desquelles le monde se trouve saisi, ramenant et poisant à sa balance, chose si esloignée de son poix. Mirum quo procedat improbitas cordis humani, parvulo aliquo invitata successu.

Combien insolemment rabroüent Epicurus les Stoiciens, sur ce qu’il tient l’estre veritablement bon et heureux, n’appartenir qu’à Dieu, et l’homme sage n’en avoir qu’un ombrage et similitude ? Combien temerairement ont ils attaché Dieu à la destinée ! (à la mienne volonté