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Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 2.djvu/205

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alteration : et ne se voit point d’affoiblissement si universel, qu’il n’y reste quelques parties entieres et vigoureuses :

Non alio pacto quam si pes cum dolet ægri,
In nullo caput interea sit fortè dolore.

La veuë de nostre jugement se rapporte à la verité, comme fait l’œil du chat-huant, à la splendeur du Soleil, ainsi que dit Aristote : Par où le sçaurions nous mieux convaincre que par si grossiers aveuglemens en une si apparente lumiere ?

Car l’opinion contraire, de l’immortalité de l’ame, laquelle Cicero dit avoir esté premierement introduitte ; au moins du tesmoignage des livres, par Pherecydes Syrius du temps du Roy Tullus (d’autres en attribuent l’invention à Thales : et autres à d’autres) c’est la partie de l’humaine science traictée avec plus de reservation et de doute. Les dogmatistes les plus fermes, sont contraints en cet endroit principalement, de se rejetter à l’abry des ombrages de l’Academie. Nul ne sçait ce qu’Aristote a estably de ce subject, non plus que touts les anciens en general, qui le manient d’une vacillante creance : rem gratissimam promittentium magis quàm probantium. Il s’est caché soubs le nuage des paroles et sens difficiles, et non intelligibles, et a laissé à ses sectateurs, autant à debattre sur son jugement que sur la matiere. Deux choses leur rendoient ceste opinion plausible : l’une, que sans l’immortalité des ames, il n’y auroit plus dequoy asseoir les vaines esperances de la gloire, qui est une consideration de merveilleux credit au monde : l’autre, que c’est une tres-utile impression, comme dit Platon, que les vices, quand ils se desroberont de la veuë et cognoissance de l’humaine justice, demeurent tousjours en butte à la divine, qui les poursuyvra, voire apres la mort des coulpables.

Un soing extreme tient l’homme d’alonger son estre ; il y a pourveu par toutes ses pieces. Et pour la conservation du corps, sont les sepultures : pour la conservation du nom, la gloire.

Il a employé toute son opinion à se rebastir (impatient de sa fortune) et à s’estançonner par ses inventions. L’ame par son trouble et sa foiblesse, ne pouvant tenir sur son pied, va questant de toutes parts des consolations, esperances et fondements, et des circonstances estrangeres, où elle s’attache et se plante. Et pour legers et fantastiques que son invention les luy forge, s’y repose plus seurement qu’en soy, et plus volontiers.

Mais les plus aheurtez à ceste si juste et claire persuasion de l’immortalité de nos esprits ; c’est merveille comme ils se sont trouvez courts et impuissans à l’establir par leurs humaines forces. Somnia sunt non docentis, sed optantis : disoit un ancien. L’homme peut recognoistre par ce tesmoignage, qu’il doit à la fortune et au rencontre, la verité qu’il descouvre luy seul ; puis que lors mesme, qu’elle luy est tombée en main, il n’a pas dequoy la saisir et la maintenir, et que sa raison n’a pas la force de s’en prevaloir. Toutes choses produites par nostre propre discours et suffisance, autant vrayes que fauces, sont subjectes à incertitude et debat.