Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 2.djvu/210

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perdre pour perdre un autre.

Il ne faut pas vouloir mourir pour se venger, comme fit Gobrias : Car estant aux prises bien estroictes avec un seigneur de Perse, Darius y survenant l’espée au poing, qui craignoit de frapper, de peur d’assener Gobrias : il luy cria, qu’il donnast hardiment, quand il devroit donner au travers tous les deux. J’ay veu reprouver pour injustes, des armes et conditions de combat singulier desesperées, et ausquelles celuy qui les offroit, mettoit luy et son compaignon en termes d’une fin à tous deux inevitables. Les Portugais prindrent en la mer des Indes certains Turcs prisonniers : lesquels impatiens de leur captivité, se resolurent, et leur succeda, frottant des clous de navire l’un à l’autre, et faisans tomber une estincelle de feu dans les caques de poudre (qu’il y avoit en l’endroit où ils estoyent gardez) d’embraser et mettre en cendre eux, leurs maistres et le vaisseau.

Nous secouons icy les limites et dernieres clostures des sciences : ausquelles l’extremité est vitieuse, comme en la vertu. Tenez vous dans la route commune, il ne fait mie bon estre si subtil et si fin. Souvienne vous de ce que dit le proverbe Thoscan,

Chi troppo s’assottiglia, si scavezza.

Je vous conseille en vos opinions et en vos discours, autant qu’en vos mœurs, et en toute autre chose, la moderation et l’attrempance, et la fuite de la nouvelleté et de l’estrangeté. Toutes les voyes extravagantes me faschent. Vous qui par l’authorité que vostre grandeur vous apporte, et encores plus par les avantages que vous donnent les qualitez plus vostres, pouvez d’un clin d’œil commander à qui il vous plaist, deviez donner ceste charge à quelqu’un, qui fist profession des lettres, qui vous eust bien autrement appuyé et enrichy ceste fantasie. Toutesfois en voicy assez, pour ce que vous en avez à faire.

Epicurus disoit des loix, que les pires nous estoyent si necessaires, que sans elles, les hommes s’entremangeroient les uns les autres. Et Platon verifie que sans loix, nous vivrions comme bestes. Nostre esprit est un util vagabond, dangereux et temeraire : il est malaisé d’y joindre l’ordre et la mesure : de mon temps ceux qui ont quelque rare excellence au dessus des autres, et quelque vivacité extraordinaire, nous les voyons quasi tous, desbordez en licence d’opinions, et de mœurs : c’est miracle s’il s’en rencontre un rassis et sociable. On a raison de donner à l’esprit humain les barrieres