Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 2.djvu/220

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heure, me sera quelque fois peine. Il se faict mille agitations indiscretes et casuelles chez moy. Ou l’humeur melancholique me tient, ou la cholerique ; et de son authorité privée, à cet’heure le chagrin predomine en moy, à cet’heure l’alegresse. Quand je prens des livres, j’auray apperceu en tel passage des graces excellentes et qui auront feru mon ame ; qu’un’autre fois j’y retombe, j’ay beau le tourner et virer, j’ay beau le plier et le manier, c’est une masse inconnue et informe pour moy. En mes escris mesmes je ne retrouve pas tousjours l’air de ma premiere imagination : je ne sçay ce que j’ay voulu dire, et m’eschaude souvent à corriger et y mettre un nouveau sens, pour avoir perdu le premier, qui valloit mieux. Je ne fay qu’aller et venir : mon jugement ne tire pas tousjours en avant ; il flotte, il vague,

velut minuta magno
Deprensa navis in mari vesaniente vento.

Maintes-fois (comme il m’advient de faire volontiers) ayant pris pour exercice et pour esbat à maintenir une contraire opinion à la mienne, mon esprit, s’applicant et tournant de ce costé là, m’y attache si bien que je ne trouve plus la raison de mon premier advis, et m’en despars. Je m’entraine quasi où je penche, comment que ce soit, et m’emporte de mon pois. Chacun à peu pres en diroit autant de soy, s’il se regardoit comme moy. Les prescheurs sçavent que l’emotion qui leur vient en parlant, les anime vers la creance, et qu’en cholere nous nous adonnons plus à la deffense de nostre proposition, l’imprimons en nous et l’embrassons avec plus de vehemence et d’approbation que nous ne faisons estant en nostre sens froid et reposé. Vous recitez simplement une cause à l’advocat, il vous y respond chancellant et doubteux : vous sentez qu’il luy est indifferent de prendre à soustenir l’un ou l’autre party ; l’avez vous bien payé pour y mordre et pour s’en formaliser, commence