Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 2.djvu/246

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et ce que disent les Stoïciens, s’il est aussi vray que les apparences des sens sont si fauces qu’elles ne nous peuvent produire aucune science : nous conclurrons, aux despens de ces deux grandes sectes dogmatistes, qu’il n’y a point de science. Quant à l’erreur et incertitude de l’operation des sens, chacun s’en peut fournir autant d’exemples qu’il luy plaira, tant les fautes et tromperies qu’ils nous font, sont ordinaires. Au retantir d’un valon, le son d’une trompette semble venir devant nous, qui vient d’une lieue derriere :

Extantesque procul medio de gurgite montes
Iidem apparent longè diversi licet
Et fugere ad puppim colles campique videntur
Quos agimus propter navim
ubi in medio nobis equus acer obhaesit
Flumine, equi corpus transversum ferre videtur
Vis, et in adversum flumen contrudere raptim.

A manier une balle d’arquebouse soubs le second doigt, celuy du milieu estant entrelassé par dessus, il faut extremement se contraindre, pour advouer qu’il n’y en ait qu’une, tant le sens nous en represente deux. Car que les sens soyent maintesfois maistres du discours, et le contraignent de recevoir des impressions qu’il sçait et juge estre fauces, il se void à tous coups. Je laisse à part celuy de l’atouchement, qui a ses operations plus voisines, plus vives et substantielles, qui renverse tant de fois, par l’effet de la douleur qu’il apporte au corps, toutes ces belles resolutions Stoïques,

et contraint de crier au ventre celuy qui a estably en son ame ce dogme avec toute resolution, que la colique, comme toute autre maladie et douleur, est chose indifferente, n’ayant la force de rien rabatre du souverain bonheur et felicité en laquelle le sage est logé par sa vertu. Il n’est cœur si mol que le son de nos tabourins et de nos trompetes n’eschauffe ; ny si dur, que la douceur de la