Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 2.djvu/253

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ordinaire de nature, et autrement gouste un enfant qu’un homme de trente ans, et cettuy-cy autrement qu’un sexagenaire. Les sens sont aux uns plus obscurs et plus sombres, aux autres plus ouverts et plus aigus. Nous recevons les choses autres et autres, selon que nous sommes et qu’il nous semble. Or nostre sembler estant si incertain et controversé, ce n’est plus miracle [p. 599] si on nous dict que nous pouvons avouer que la neige nous apparoit blanche, mais que d’establir si de son essence elle est telle et à la verité, nous ne nous en sçaurions respondre : et, ce commencement esbranlé, toute la science du monde s’en va necessairement à vau-l’eau. Quoy, que nos sens mesmes s’entr’empeschent l’un l’autre ? Une peinture semble eslevée à la veue, au maniement elle semble plate ; dirons nous que le musc soit aggreable ou non, qui resjouit nostre sentiment et offence nostre goust ? Il y a des herbes et des unguens propres à une partie du corps, qui en blessent une autre ; le miel est plaisant au goust, mal plaisant à la veue. Ces bagues qui sont entaillées en forme de plumes, qu’on appelle en devise : pennes sans fin, il n’y a œil qui en puisse discerner la largeur et qui se sçeut deffendre de cette piperie, que d’un costé elles n’aillent en eslargissant, et s’apointant et estressissant par l’autre, mesmes quand on les roule autour du doigt ; toutesfois au maniement elles vous semblent equables en largeur et par tout pareilles. Ces personnes qui, pour aider leur volupté, se servoient anciennement de miroirs propres à grossir et aggrandir l’object qu’ils representent, affin que les membres qu’ils avoient à embesoigner, leur pleussent d’avantage par cette accroissance oculaire ; auquel des deux sens donnoient-ils gaigné, ou à la veue qui leur representoit ces membres gros et grands à souhait, ou à l’attouchement qui les leur presentoit petits et desdaignables ? Sont-ce nos