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Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 2.djvu/256

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souffrance du sens, laquelle passion et subject sont choses diverses : parquoy qui juge par les apparences, juge par chose autre que le subject. Et de dire que les passions des sens rapportent à l’ame la qualité des subjects estrangers par ressemblance, comment se peut l’ame et l’entendement asseurer de cette ressemblance, n’ayant de soy nul commerce avec les subjects estrangers ? Tout ainsi comme, qui ne cognoit pas Socrates, voyant son pourtraict, ne peut dire qu’il luy ressemble. Or qui voudroit toutesfois juger par les apparences : si c’est par toutes, il est impossible, car elles s’entr’empeschent par leurs contrarietez et discrepances, comme nous voyons par experience ; sera ce qu’aucunes apparences choisies reglent les autres ? Il faudra verifier cette choisie par une autre choisie, la seconde par la tierce ; et par ainsi ce ne sera jamais faict. Finalement, il n’y a aucune constante existence, ny de nostre estre, ny de celuy des objects. Et nous, et nostre jugement, et toutes choses mortelles, vont coulant et roulant sans cesse. Ainsin il ne se peut establir rien de certain de l’un à l’autre, et le jugeant et le jugé estans en continuelle mutation et branle. Nous n’avons aucune communication à l’estre, par ce que toute humaine nature est tousjours au milieu entre le naistre et le mourir, ne baillant de soy qu’une obscure apparence et ombre, et une incertaine et debile opinion. Et si, de fortune, vous fichez vostre pensée à vouloir prendre son estre, ce sera ne plus ne moins que qui voudroit empoigner l’eau : car tant plus il serrera et pressera ce qui de sa nature coule par tout, tant plus il perdra ce qu’il vouloit tenir et empoigner. Ainsin, estant toutes choses subjectes à passer d’un changement en autre, la raison, y cherchant une reelle subsistance, se trouve deceue, ne pouvant rien apprehender de subsistant et permanant, par ce que tout ou vient en estre et n’est pas encore du tout, ou commence à mourir avant qu’il soit nay. Platon disoit que les corps n’avoient