Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 2.djvu/263

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Capitaine Demosthenes apres sa route en la Sicile. Et Caius Fimbria, s’estant frappé trop foiblement, impetra de son valet de l’achever. Au rebours, Ostorius, lequel, ne se pouvant servir de son bras, desdaigna d’employer celuy de son serviteur à autre chose qu’à tenir le poignard droit et ferme, et, se donnant le branle, porta luy-mesme sa gorge à l’encontre, et la transperça. C’est une viande, à la verité, qu’il faut engloutir sans macher, qui n’a le gosier ferré à glace ; et pourtant l’Empereur Adrianus feit que son medecin merquat et circonscript en son tetin justement l’endroit mortel où celuy eut à viser, à qui il donna la charge de le tuer. Voylà pourquoy Caesar, quand on luy demandoit quelle mort il trouvoit la plus souhaitable : La moins premeditée, respondit-il, et la plus courte. Si Caesar l’a osé dire, ce ne m’est plus lacheté de le croire. Une mort courte, dit Pline, est le souverain heur de la vie humaine. Il leur fache de la reconnoistre. Nul ne se peut dire estre resolu à la mort, qui craint à la marchander, qui ne peut la soustenir les yeux ouvers. Ceux qu’on voit aux supplices courir à leur fin, et haster l’execution et la presser, ils ne le font pas de resolution : ils se veulent oster le temps de la considerer. L’estre mort ne les fache pas, mais ouy bien le mourir,

Emori nolo, sed me esse mortuum nihili aestimo.

C’est un degré de fermeté auquel j’ay experimenté que je pourrois arriver, ainsi que ceux qui se jettent dans les dangers comme dans la mer, à yeux clos. Il n’y a rien, selon moy, plus illustre en la vie de Socrates que d’avoir eu trente jours entiers à ruminer le decret de sa mort ; de l’avoir digerée tout ce temps là d’une tres certaine esperance, sans esmoy, sans alteration, et d’un train d’actions et de parolles ravallé plustost et anonchali que tendu et relevé par le poids d’une telle cogitation. Ce Pomponius Atticus à qui Cicero escrit, estant malade, fit appeller Agrippa, son gendre, et deux ou trois autres de ses amys, et leur dit qu’ayant essayé qu’il ne gaignoit rien à se vouloir guerir, et que tout ce qu’il faisoit pour alonger sa vie, allongeoit aussi et augmentoit sa douleur, il estoit deliberé de mettre fin à l’un et à l’autre, les priant de trouver bonne sa deliberation, et, au pis aller, de ne perdre point leur peine à l’en détourner. Or, ayant choisi de se tuer par abstinence, voylà sa maladie guerie par accidant : ce remede qu’il avoit employé pour se deffaire, le remet en santé. Les medecins et ses amis, faisans feste d’un si heureux evenement et s’en rejouissans avec luy, se trouverent bien trompez ; car il ne leur fut possible pour cela de luy faire changer