Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 2.djvu/267

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Que nostre desir s’accroit par la malaisance.
Chap. XV.


IL n’y a raison qui n’en aye une contraire, dict le plus sage party des philosophes. Je remachois tantost ce beau mot qu’un ancien allegue pour le mespris de la vie : Nul bien nous peut apporter plaisir, si ce n’est celuy à la perte duquel nous sommes preparez : In aequo est dolor amissae rei, et timor amittendae ; voulant gaigner par là que la fruition de la vie ne nous peut estre vrayement plaisante, si nous sommes en crainte de la perdre. Il se pourroit toutes-fois dire, au rebours, que nous serrons et embrassons ce bien, d’autant plus estroit et avecques plus d’affection que nous le voyons nous estre moins seur et craignons qu’il nous soit osté. Car il se sent evidemment, comme le feu se picque à l’assistance du froid, que nostre volonté s’esguise aussi par le contraste :

Si nunquam Danaen habuisset ahenea turris,
Non esset Danae de Jove facta parens ;

et qu’il n’est rien naturellement si contraire à nostre goust que la satieté qui vient de l’aisance, ny rien qui l’éguise tant que la rareté et difficulté. Omnium rerum voluptas ipso quo debet fugare periculo crescit.

Galla, nega : satiatur amor, nisi gaudia torquent.
Pour tenir l’amour en haleine, Licurgue ordonna que les mariez de Lacedemone ne se pourroient prattiquer qu’à la desrobée, et que ce seroit pareille honte de les rencontrer couchés ensemble, qu’avecques d’autres. La difficulté des assignations, le dangier des surprises, la honte du lendemain,

et languor, et silentium,
Et latere petitus imo spiritus,