Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 2.djvu/29

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qu’ils me donnarent contre les Carthaginois en pareil jour que cettuy-cy ; et, se mettant à marcher devant vers le temple, voylà toute l’assemblé et son accusateur mesmes à sa suite. Et Petilius ayant esté suscité par Caton pour luy demander conte de l’argent manié en la province d’Antioche, Scipion, estant venu au Senat pour cet effect, produisit le livre des raisons qu’il avoit dessoubs sa robbe, et dit que ce livre en contenoit au vray la recepte et la mise ; mais, comme on le luy demanda pour le mettre au greffe, il le refusa, disant ne se vouloir pas faire cette honte à soy mesme ; et, de ses mains, en la presence du senat, le deschira et mit en pieces. Je ne croy pas qu’une ame cauterizée sçeut contrefaire une telle asseurance. Il avoit le cœur trop gros de nature et accoustumé à trop haute fortune, dict Tite Live, pour qu’il sceut estre criminel et se desmettre à la bassesse de deffendre son innocence. C’est une dangereuse invention que celle des gehenes, et semble que ce soit plustost un essay de patience que de vérité. Et celuy qui les peut souffrir, cache la verité, et celuy qui ne les peut souffrir. Car pourquoy la douleur me fera elle plustost confesser ce qui en est, qu’elle ne me forcera de dire ce qui n’est pas ? Et, au rebours, si celuy qui n’a pas fait ce dequoy on l’accuse, est assez patient pour supporter ces tourments, pourquoy ne le sera celuy qui l’a fait, un si beau guerdon que de la vie luy estant proposé ? Je pense que le fondement de cette invention est appuyé sur la consideration de l’effort de la conscience. Car, au coulpable, il semble qu’elle aide à la torture pour luy faire confesser sa faute, et qu’elle l’affoiblisse ; et, de l’autre part, qu’elle fortifie l’innocent contre la torture. Pour dire vray, c’est un moyen plein d’incertitude et de danger. Que ne diroit on, que ne feroit on pour fuyr à si griefves douleurs ?

Etiam innocentes cogit mentiri dolor.

D’où il advient que celuy que le juge a gehenné, pour ne le faire mourir innocent, il le face mourir et innocent et gehenné. Mille et mille en ont chargé leur teste de fauces confessions. Entre lesquels je loge Philotas, considerant les circonstances du procez qu’Alexandre luy fit et le progrez de sa geine. Mais tant y a que c’est, dict on, le moins mal que l’humaine foiblesse aye peu inventer. Bien inhumainement pourtant et bien inutilement, à mon advis’ Plusieurs nations, moins barbares en cela que la grecque et la romaine qui les en appellent, estiment horrible et cruel de tourmenter et desrompre un homme de la faute duquel vous estes encores en doubte. Que peut il mais de vostre ignorance ? Estes-vous pas injustes, qui, pour ne le tuer sans occasion, luy faites pis que le tuer ? Qu’il soit ainsi : voyez combien de fois il ayme mieux mourir sans raison que de passer par cete information plus penible que le supplice, et qui souvent, par son aspreté, devance le supplice, et l’execute. Je ne sçay d’où je tiens ce conte, mais il rapporte exactement la conscience de nostre justice. Une femme de village accusoit devant un general d’armée, grand justicier, un soldat pour avoir arraché à ses petits enfans ce peu de bouillie qui luy restoit à les substanter, cette armée ayant ravagé tous les villages à l’environ. De preuve, il n’y en avoit point. Le general, après avoir sommé la femme de regarder bien à ce qu’elle disoit, d’autant qu’elle seroit coupable de son accusation si elle mentoit, et elle persistant, il fit ouvrir le ventre au soldat pour s’esclaircir de la vérité du faict. Et la femme se trouva avoir raison. Condemnation instructive.