Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 2.djvu/299

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et fois le brave par foiblesse. Parquoy je m’abandonne à la nayfveté et à tousjours dire ce que je pense, et par complexion, et par discours, laissant à la fortune d’en conduire l’evenement. Aristippus disoit le principal fruit qu’il eut tiré de la philosophie, estre qu’il parloit librement et ouvertement à chacun. C’est un outil de merveilleux service que la memoire, et sans lequel le jugement faict bien à peine son office : elle me manque du tout. Ce qu’on me veut proposer, il faut que ce soit à parcelles. Car de respondre à un propos où il y eut plusieurs divers chefs, il n’est pas en ma puissance. Je ne sçaurois recevoir une charge sans tablettes. Et, quand j’ay un propos de consequence à tenir, s’il est de longue haleine, je suis reduit à cette vile et miserable necessité d’apprendre par cœur mot à mot ce que j’ay à dire ; autrement je n’auroy ny façon ny asseurance, estant en crainte que ma memoire vint à me faire un mauvais tour. Mais ce moïen m’est non moins difficile. Pour aprandre trois vers, il me faut trois heures ; et puis, en un mien ouvrage, la liberté et authorité de remuer l’ordre, de changer un mot, variant sans cesse la matiere, la rend plus malaisée à concevoir. Or, plus je m’en defie, plus elle se trouble ; elle me sert mieux par rencontre, il faut que je la solicite nonchalamment : car, si je la presse, elle s’estonne ; et, depuis qu’ell’a commencé à chanceler, plus je la sonde, plus elle s’empestre et embarrasse ; elle me sert à son heure, non pas à la mienne. Cecy que je sens en la memoire, je le sens en plusieurs autres parties. Je fuis le commandement, l’obligation et la contrainte. Ce que je fais ayséement et naturellement, si je m’ordonne de le faire par une expresse et prescrite ordonnance, je ne le sçay plus faire. Au corps mesme, les membres qui ont quelque liberté et jurisdiction plus particuliere sur eux, me refusent par fois leur obeyssance, quand je les destine et attache à certain point et heure de service necessaire. Cette preordonnance contrainte et tyrannique les rebute ; ils se croupissent d’effroy ou de despit, et se transissent. Autresfois, estant en lieu où c’est discourtoisie barbaresque de ne respondre à ceux qui vous convient à boire, quoi qu’on m’y traitast avec toute liberté, j’essaiay de faire le bon compaignon en faveur des dames qui estoyent de la partie, selon l’usage du pays. Mais il y eust du plaisir, car cette menasse et