Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 2.djvu/307

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nous ne le cedons à personne ; et les raisons qui partent du simple discours naturel en autruy, il nous semble qu’il n’a tenu qu’à regarder de ce costé là, que nous les ayons trouvées. La science, le stile, et telles parties que nous voyons és ouvrages estrangers, nous touchons bien aiséement si elles surpassent les nostres ; mais les simples productions de l’entendement, chacun pense qu’il estoit en luy de les rencontrer toutes pareilles, et en apperçoit malaisement le poids et la difficulté, si ce n’est, et à peine, en une extreme et incomparable distance. Ainsi, c’est une sorte d’exercitation de laquelle je dois esperer fort peu de recommandation et de louange, et une maniere de composition de peu de nom. Et puis, pour qui escrivez vous ? Les sçavans à qui touche la jurisdiction livresque, ne connoissent autre prix que de la doctrine, et n’advouent autre proceder en noz esprits que celuy de l’erudition et de l’art : si vous avez pris l’un des Scipions pour l’autre, que vous reste il à dire qui vaille ? Qui ignore Aristote, selon eux s’ignore quand et quand soymesme. Les ames communes et populaires ne voyent pas la grace et le pois d’un discours hautain et deslié. Or, ces deux especes occupent le monde. La tierce, à qui vous tombez en partage, des ames reglées et fortes d’elles-mesmes, est si rare que justement elle n’a ny nom, ny rang entre nous : c’est à demy temps perdu, d’aspirer et de s’efforcer à luy plaire. On dit communément que le plus juste partage que nature nous aye fait de ses graces, c’est celuy du sens : car il n’est aucun qui ne se contente de ce qu’elle luy en a distribué. N’est-ce pas raison ? Qui verroit au delà, il verroit au delà de sa veue. Je pense avoir les opinions bonnes et saines ; mais qui n’en croit autant des siennes ? L’une des meilleures preuves que j’en aye, c’est le peu d’estime que je fay de moy : car si elles n’eussent esté bien asseurées, elles se fussent aisément laissées piper à l’affection que je me porte singuliere, comme celuy qui la ramene quasi toute à moy, et qui ne l’espands gueres hors de là. Tout ce que les autres en distribuent à une infinie multitude d’amis et de connoissans, à leur gloire, à leur grandeur, je le rapporte tout au repos de mon esprit et à moy. Ce qui m’en eschappe ailleurs, ce n’est pas proprement de l’ordonnance de mon discours,

mihi nempe valere et vivere doctus.

Or mes opinions, je les trouve infiniement hardies et constantes à condamner mon insuffisance. De vray, c’est aussi un subject auquel j’exerce mon jugement autant qu’à nul autre. Le monde regarde tousjours vis à vis ; moy, je replie ma veue au dedans, je la plante, je l’amuse là. Chacun regarde devant soy ; moy, je regarde dedans moy : je n’ay affaire qu’à moy, je