Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 2.djvu/312

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ont eu plusieurs rares ressemblances de fortune ; mais la beauté et la gloire de la mort de cettuy-cy, à la veue de Paris et de son Roy, pour leur service, contre ses plus proches, à la teste d’une armée victorieuse par sa conduitte, et d’un coup de main, en si extreme vieillesse, me semble meriter qu’on la loge entre les remercables evenemens de mon temps. Comme aussi la constante bonté, douceur de meurs et facilité consciencieuse de monsieur de la Noue, en une telle injustice de parts armées, vraie eschole de trahison, d’inhumanité et de brigandage, ou tousjours il s’est nourry, grand homme de guerre et tres-experimenté. J’ay pris plaisir à publier en plusieurs lieux l’esperance que j’ay de Marie de Gournay le Jars, ma fille d’alliance : et certes aymée de moy beaucoup plus que paternellement, et enveloppée en ma retraitte et solitude, comme l’une des meilleures parties de mon propre estre. Je ne regarde plus qu’elle au monde. Si l’adolescence peut donner presage, cette ame sera quelque jour capable des plus belles choses, et entre autres de la perfection de cette tres-saincte amitié où nous ne lisons point que son sexe ait peu monter encores : la sincerité et la solidité de ses meurs y sont desjà bastantes, son affection vers moy plus que sur-abondante, et telle en somme qu’il n’y a rien à souhaiter, sinon que l’apprehension qu’elle a de ma fin, par les cinquante et cinq ans ausquels elle m’a rencontré, la travaillast moins cruellement. Le jugement qu’elle fit des premiers Essays, et femme, et en ce siecle, et si jeune, et seule en son quartier, et la vehemence fameuse dont elle m’ayma et me desira long temps sur la seule estime qu’elle en print de moy, avant m’avoir veu, c’est un accident de tres-digne consideration. Les autres vertus ont eu peu ou point de mise en cet aage ; mais la vaillance, elle est devenue populaire par noz guerres civiles, et en cette partie il se trouve parmy nous des ames fermes jusques à la perfection, et en grand nombre, si que le triage en est impossible à faire. Voylà tout ce que j’ay connu, jusques à cette heure.


Du démentir
Chap. XVIII.


VOIRE mais on me dira que ce dessein de se servir de soy pour subject à escrire, seroit excusable à des hommes rares et fameux qui, par leur reputation, auroyent donné quelque desir de leur cognoissance. Il est certain : je l’advoue ; et sçay bien que, pour voir un homme de la commune façon, à peine qu’un artisan leve les yeux de sa besongne, là où, pour voir un personnage grand et signalé arriver en une ville, les ouvroirs et les boutiques s’abandonnent. Il méssiet à tout autre de se faire cognoistre, qu’à celuy qui a dequoy se faire imiter, et duquel la vie et les opinions peuvent servir de patron. Caesar et Xenophon ont eu dequoy fonder et fermir leur narration en la grandeur de leurs faicts comme en une baze juste et solide. Ainsi sont à souhaiter les papiers journaux du grand Alexandre, les commentaires qu’Auguste, Caton, Sylla, Brutus et autres avoyent laissé de leurs gestes. De telles gens on ayme et estudie les figures, en cuyvre mesmes et en pierre. Cette remontrance est tres-vraie, mais elle ne me touche que bien peu :