Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 2.djvu/322

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que les mouvemens et plis du visage qui servent au pleurer, servent aussi au rire. De vray, avant que l’un ou l’autre soyent achevez d’exprimer, regardez à la conduicte de la peinture : vous estes en doubte vers lequel c’est qu’on va. Et l’extremité du rire se mesle aux larmes. Nullum sine auctoramento malum est. Quand j’imagine l’homme assiegé de commoditez desirables : mettons le cas que tous ses membres fussent saisis pour tousjours d’un plaisir pareil à celuy de la generation en son poinct plus excessif ; je le sens fondre soubs la charge de son aise, et le vois du tout incapable de porter une si pure, si constante volupté et si universelle. De vray, il fuit, quand il y est, et se haste naturellement d’en eschapper, comme d’un pas où il ne se peut fermir, où il craint d’enfondrer. Quand je me confesse à moy religieusement, je trouve que la meilleure bonté que j’aye, a de la teinture vicieuse. Et crains que Platon en sa plus verte vertu (moy qui en suis autant sincere et loyal estimateur, et des vertus de semblable marque, qu’autre puisse estre), s’il y eust escouté de pres, et il y escoutoit de pres, il y eust senty quelque ton gauche de mixtion humaine, mais ton obscur et sensible seulement à soy. L’homme en tout et par tout, n’est que rapiessement et bigarrure. Les loix mesmes de la justice ne peuvent subsister sans quelque meslange d’injustice ; et dit Platon que ceux-là entreprennent de couper la teste de Hydra, qui pretendent oster des loix toutes incommoditez et inconveniens. Omne magnum exemplum habet aliquid ex iniquo, quod contra singulos utilitate publica rependitur, dict Tacitus. Il est pareillement vray que, pour l’usage de la vie et service du commerce public, il y peut avoir de l’excez en la pureté et perspicacité de nos esprits ; cette clarté penetrante a trop de subtilité et de curiosité. Il les faut appesantir et emousser pour les rendre plus obeissans à l’exemple et à la pratique, et les espessir et obscurcir pour les proportionner à cette vie tenebreuse et terrestre. Pourtant se trouvent les esprits communs et moins tendus plus propres et plus heureux à conduire affaires. Et les opinions de la philosophie eslevées et exquises se trouvent ineptes à l’exercice. Cette pointue vivacité d’ame, et cette volubilité soupple et inquiete trouble nos negotiations. Il faut manier les entreprises humaines plus grossierement et superficiellement, et en laisser bonne et grande part pour les droicts de la fortune. Il n’est pas besoin d’esclairer les affaires si profondement et si subtilement. On s’y perd, à la