Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 2.djvu/327

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guerre, et que cette foulle d’Anglois, dequoy il s’estoit servy aux affaires de deça, ne se rejettast en Angleterre. Ce fust l’une des raisons pourquoy nostre Roy Philippe consentit d’envoyer Jean, son fils, à la guerre d’outremer, afin d’en mener quand et luy un grand nombre de jeunesse bouillante, qui estoit en sa gendarmerie. Il y en a plusieurs en ce temps qui discourent de pareille façon, souhaitans que cette emotion chaleureuse qui est parmy nous, se peut deriver à quelque guerre voisine, de peur que ces humeurs peccantes qui dominent pour cette heure nostre corps, si on ne les escoulle ailleurs, maintiennent nostre fiebvre tousjours en force, et apportent en fin nostre entiere ruine. Et de vray une guerre estrangiere est un mal bien plus doux que la civile ; mais je ne croy pas que Dieu favorisat une si injuste entreprise, d’offenser et quereler autruy pour notre commodité :

Nil mihi tam valde placeat, Rhamnusia virgo,
Quod temere invitis suscipiatur heris.

Toutesfois la foiblesse de nostre condition nous pousse souvent à cette necessité, de nous servir de mauvais moyens pour une bonne fin. Licurgus, le plus vertueux et parfaict legislateur qui fust onques, inventa cette tres-injuste façon, pour instruire son peuple à la temperance, de faire enyvrer par force les Elotes, qui estoyent leurs serfs, afin qu’en les voyant ainsi perdus et ensevelis dans le vin, les Spartiates prinsent en horreur le débordement de ce vice. Ceux là avoient encore plus de tort, qui permettoyent anciennement que les criminels, à quelque sorte de mort qu’ils fussent condamnez, fussent déchirez tous vifs par les medecins, pour y voir au naturel nos parties interieures et en establir plus de certitude en leur art : car, s’il se faut débaucher, on est plus excusable le faisant pour la santé de l’ame que pour celle du corps : comme les Romains dressoient le peuple à la vaillance