Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 2.djvu/352

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peut avoir des opinions fauces, et un meschant peut prescher verité, voire celuy qui ne la croit pas. C’est sans doute une belle harmonie quand le faire et le dire vont ensemble, et je ne veux pas nier que le dire, lors que les actions suyvent, ne soit de plus d’authorité et efficace : comme disoit Eudamidas oyant un philosophe discourir de la guerre : Ces propos sont beaux, mais celuy qui les dict n’en est pas croyable, car il n’a pas les oreilles accoustumées au son de la trompette. Et Cleomenes, oyant un Rhetoricien harenguer de la vaillance, s’en print fort à rire ; et, l’autre s’en scandalizant, il luy dict : J’en ferois de mesmes si c’estoit une arondelle qui en parlast ; mais, si c’estoit un aigle, je l’orrois volontiers. J’apperçois, ce me semble, és escrits des anciens, que celuy qui dit ce qu’il pense, l’assene bien plus vivement que celuy qui se contrefait. Oyez Cicero parler de l’amour de la liberté, oyez en parler Brutus : les escrits mesmes vous sonnent que cettuy-cy estoit homme pour l’acheter au pris de la vie. Que Cicero, pere d’eloquence, traite du mespris de la mort ; que Seneque en traite aussi : celuy là traine languissant, et vous sentez qu’il vous veut resoudre de chose dequoy il n’est pas resolu ; il ne vous donne point de cœur, car luy-mesmes n’en a point ; l’autre vous anime et enflamme. Je ne voy jamais autheur, mesmement de ceux qui traictent de la vertu et des offices, que je ne recherche curieusement quel il a esté. Car les Ephores, à Sparte, voyant un homme dissolu proposer au peuple un advis utile, luy commanderent de se taire et prierent un homme de bien de s’en attribuer l’invention et le proposer. Les escrits de Plutarque, à les bien savourer, nous le descouvrent assez, et je pense le connoistre jusques dans l’ame ; si voudrois-je que nous eussions quelques memoires de sa vie ; et me suis jetté en ce discours à quartier à propos du bon gré que je sens à Aulus Gellius de nous avoir