Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 2.djvu/51

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estrangeres, à quoy il prenoit peu de plaisir, non seulement pour le soin de l’espargne, mais encore plus, pour avoir, à cause de l’aage, pris une forme de vie fort esloignée de la nostre. Je luy dy un jour un peu hardiment, comme j’ay accoustumé, qu’il luy sieroit mieux de nous faire place, et de laisser à son fils sa maison principale, (car il n’avoit que celle-là de bien logée et accommodée) et se retirer en une sienne terre voisine, où personne n’apporteroit incommodité à son repos, puis qu’il ne pouvoit autrement eviter nostre importunité, veu la condition de ses enfans. Il m’en creut depuis, et s’en trouva bien.

Ce n’est pas à dire qu’on leur donne, par telle voye d’obligation, de laquelle on ne se puisse plus desdire : je leur lairrois, moy qui suis à mesme de jouer ce rolle, la jouyssance de ma maison et de mes biens, mais avec liberté de m’en repentir, s’ils m’en donnoyent occasion : je leur en lairrois l’usage, par ce qu’il ne me seroit plus commode : Et de l’authorité des affaires en gros, je m’en reserverois autant qu’il me plairoit. Ayant tousjours jugé que ce doit estre un grand contentement à un pere vieil, de mettre luy-mesme ses enfans en train du gouvernement de ses affaires, et de pouvoir pendant sa vie contreroller leurs deportemens : leur fournissant d’instruction et d’advis suyvant l’experience qu’il en a, et d’acheminer luy mesme l’ancien honneur et ordre de sa maison en la main de ses successeurs, et se respondre par là, des esperances qu’il peut prendre de leur conduicte à venir. Et pour cet effect, je ne voudrois pas fuir leur compagnie, je voudrois les esclairer de pres, et jouyr selon la condition de mon aage, de leur allegresse, et de leurs festes. Si je ne vivoy parmy eux (comme je ne pourroy sans offencer leur assemblée par le chagrin de mon aage, et l’obligation de mes maladies, et sans contraindre aussi et forcer les regles et façons de vivre que j’auroy lors) je voudroy au moins vivre