Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 2.djvu/73

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par ceste monstre de leurs escris, qu’ils étalent au theatre du monde. J’ay mille fois regretté, que nous ayons perdu le livre que Brutus avoit escrit de la vertu : car il fait bel apprendre la theorique de ceux qui sçavent bien la practique. Mais d’autant que c’est autre chose le presche, que le prescheur : j’ayme bien autant voir Brutus chez Plutarque, que chez luy-mesme. Je choisiroy plustost de sçavoir au vray les devis qu’il tenoit en sa tente, à quelqu’un de ses privez amis, la veille d’une bataille, que les propos qu’il tint le lendemain à son armée : et ce qu’il faisoit en son cabinet et en sa chambre, que ce qu’il faisoit emmy la place et au Senat.

Quant à Cicero, je suis du jugement commun, que hors la science, il n’y avoit pas beaucoup d’excellence en son ame : il estoit bon citoyen, d’une nature debonnaire, comme sont volontiers les hommes gras, et gosseurs, tel qu’il estoit, mais de mollesse et de vanité ambitieuse, il en avoit sans mentir beaucoup. Et si ne sçay comment l’excuser d’avoir estimé sa poësie digne d’estre mise en lumiere : Ce n’est pas grande imperfection, que de mal faire des vers, mais c’est imperfection de n’avoir pas senty combien ils estoyent indignes de la gloire de son nom. Quant à son eloquence, elle est du tout hors de comparaison, je croy que jamais homme ne l’egalera. Le jeune Cicero, qui n’a ressemblé son pere que de nom, commandant en Asie, il se trouva un jour en sa table plusieurs estrangers, et entre autres Cæstius assis au bas bout, comme on se fourre souvent aux tables ouvertes des grands : Cicero s’informa qui il estoit à l’un de ses gents, qui luy dit son nom : mais comme