Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 2.djvu/9

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Nant oculi, clamor, singultus, jurgia gliscunt :

Le pire estat de l’homme, c’est où il pert la connoissance et gouvernement de soy.

Et en dit on entre autres choses, que comme le moust bouillant dans un vaisseau, pousse à mont tout ce qu’il y a dans le fonds, aussi le vin faict desbonder les plus intimes secrets, à ceux qui en ont pris outre mesure.

tu sapientium
Curas, et arcanum jocoso
Consilium retegis Lyæo.

Josephe recite qu’il tira le ver du nez à un certain ambassadeur que les ennemis luy avoient envoyé, l’ayant fait boire d’autant. Toutesfois Auguste s’estant fié à Lucius Piso, qui conquit la Thrace, des plus privez affaires qu’il eust, ne s’en trouva jamais mesconté : ny Tyberius de Cossus, à qui il se deschargeoit de tous ses conseils : quoy que nous les sçachions avoir esté si fort subjects au vin, qu’il en a fallu rapporter souvent du Senat, et l’un et l’autre yvre,

Externo inflatum venas de more Lyæo.

Et commit on aussi fidelement qu’à Cassius beuveur d’eauë, à Cimber le dessein de tuer Cesar : quoy qu’il s’enyvrast souvent : D’où il respondit plaisamment, Que je portasse un tyran, moy, qui ne puis porter le vin ! Nous voyons nos Allemans noyez dans le vin, se souvenir de leur quartier, du mot, et de leur rang.

nec facilis victoria de madidis, et
Blæsis, atque mero titubantibus.

Je n’eusse pas creu d’yvresse si profonde, estoufée, et ensevelie, si je n’eusse leu cecy dans les histoires : Qu’Attalus ayant convié à souper pour luy faire une notable indignité, ce Pausanias, qui sur ce mesme subject, tua depuis Phlippus Roy de Macedoine (Roy portant par ces belles qualitez tesmoignage de la nourriture, qu’il avoit prinse en la maison et compagnie d’Epaminondas) il le fit tant boire, qu’il peust abandonner sa beauté, insensiblement, comme le corps d’une putain buissonniere, aux muletiers et nombre d’abjects serviteurs de sa maison.

Et ce que m’aprint une dame que j’honnore et prise fort, que pres de Bordeaux, vers Castres, où est sa maison, une femme de village, veufve, de chaste reputation, sentant des premiers ombrages de grossesse, disoit à ses voisines, qu’elle penseroit estre enceinte si ell’avoit un mary : Mais du jour à la journee, croissant l’occasion de ce soupçon, et en fin jusques à l’evidence, ell’en vint là, de faire declarer au prosne de son Église, que qui seroit consent de ce faict, en l’advoüant, elle promettoit de le luy pardonner, et s’il le trouvoit bon, de l’espouser. Un sien jeune valet de labourage, enhardy de ceste proclamation, declara l’avoir trouvée un jour de feste, ayant bien largement prins son vin, endormie en son foyer si profondement et si indecemment, qu’il s’en peut servir sans l’esveiller. Ils vivent encore mariez ensemble.

Il est certain que l’antiquité n’a pas fort descrié ce vice : les escris mesmes de plusieurs Philosophes en parlent bien mollement : et jusques aux Stoïciens il y en a qui conseillent de se dispenser quelquefois à boire d’autant, et de s’enyvrer pour relascher l’ame.

Hoc quoque virtutum quondam certamine magnum
Socratem palmam promeruisse ferunt.

Ce censeur et correcteur des autres Caton, a esté reproché de bien boire.

Narratur et prisci Catonis
Sæpe mero caluisse virtus.