Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 2.djvu/96

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juger des choses par elles mesmes, se laissant emporter à la fortune et aux apparences, apres qu’on luy a mis en main la hardiesse de mespriser et contreroller les opinions qu’il avoit euës en extreme reverence, comme sont celles où il va de son salut, et qu’on a mis aucuns articles de sa religion en doubte et à la balance, il jette tantost apres aisément en pareille incertitude toutes les autres pieces de sa creance, qui n’avoient pas chez luy plus d’authorité ny de fondement, que celles qu’on luy a esbranlées : et secoue comme un joug tyrannique toutes les impressions, qu’il avoit receues par l’authorité des loix, ou reverence de l’ancien usage,

Nam cupide conculcatur nimis ante metutum.

entreprenant deslors en avant, de ne recevoir rien, à quoy il n’ait interposé son decret, et presté particulier consentement.

Or quelques jours avant sa mort, mon pere ayant de fortune rencontré ce livre soubs un tas d’autres papiers abandonnez, me commanda de le luy mettre en François. Il faict bon traduire les autheurs, comme celuy-là, où il n’y a guere que la matiere à representer : mais ceux qui ont donné beaucoup à la grace, et à l’elegance du langage, ils sont dangereux à entreprendre, nommément pour les rapporter à un idiome plus foible. C’estoit une occupation bien estrange et nouvelle pour moy : mais estant de fortune pour lors de loisir, et ne pouvant rien refuser au commandement du meilleur pere qui fut onques, j’en vins à bout, comme je peuz : à quoy il print un singulier plaisir, et donna charge qu’on le fist imprimer : ce qui fut executé apres sa mort.

Je trouvay belles les imaginations de cet autheur, la contexture de son ouvrage bien suyvie ; et son dessein plein de pieté. Par ce que beaucoup de gens s’amusent à le lire, et notamment les dames, à qui nous devons plus de service, je me suis trouvé souvent à mesme de les secourir, pour