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Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 3.djvu/138

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taster de toutes parts comment elle est logée en son autheur. Il peut advenir que nous nous enferrons, et aidons au coup outre sa portée. J’ay autrefois employé à la necessité et presse du combat des revirades qui ont faict faucée outre mon dessein et mon esperance : je ne les donnois qu’en nombre, on les recevoit en pois. Tout ainsi comme quand je debats contre un homme vigoureux je me plais d’anticiper ses conclusions, je luy oste la peine de s’interpreter, j’essaye de prevenir son imagination imparfaicte encores et naissante (l’ordre et la pertinence de son entendement m’advertit et menace de loing), de ces autres je faicts tout le rebours : il ne faut rien entendre que par eux, ny rien presupposer. S’ils jugent en parolles universelles : Cecy est bon, cela ne l’est pas, et qu’ils rencontrent, voyez si c’est la fortune qui rencontre pour eux. Qu’ils circonscrivent et restreignent un peu leur sentence : pourquoy c’est, par où c’est. Ces jugements universels que je vois si ordinaires ne disent rien. Ce sont gens qui saluent tout un peuple en foulle et en troupe. Ceux qui en ont vraye cognoissance le saluent et remarquent nommément et particulierement. Mais c’est une hazardeuse entreprinse. D’où j’ay veu, plus souvent que tous les jours, advenir que les esprits foiblement fondez, voulant faire les ingenieux à remarquer en la lecture de quelque ouvrage le point de la beauté, arrestent leur admiration d’un si mauvais choix qu’au lieu de nous apprendre l’excellence de l’autheur, il nous apprennent leur propre ignorance. Cette exclamation est seure : Voylà qui est beau’ayant ouy une entiere page de Vergile. Par là se sauvent les fins. Mais d’entreprendre à le suivre par espaulettes, et de jugement expres et trié vouloir remarquer par où un bon autheur se surmonte, par où se rehausse, poisant les mots, les phrases, les inventions une apres l’autre, ostez vous de là. Videndum est non modo quid quisque loquatur, sed etiam quid quisque sentiat, atque etiam qua de causa quisque sentiat. J’oy journellement dire à des sots des mots non sots. Ils disent une bonne chose ; sçachons jusques où ils la cognoissent, voyons par où ils la tiennent. Nous les aydons à employer ce beau mot et cette belle raison qu’ils ne possedent pas ; ils ne l’ont qu’en garde : ils l’auront produicte à l’avanture et à tastons ; nous la leur mettons en credit et en pris. Vous leur prestez la main. A quoy faire ? Ils ne vous en sçavent nul gré, et en deviennent plus ineptes. Ne les secondez pas, laisses les aller : ils manieront cette matiere comme gens qui ont peur de s’eschauder ; ils n’osent luy changer d’assiete et de jour, ny l’enfoncer. Croslez la tant soit peu, elle leur eschappe : ils vous la quittent, toute forte et belle qu’elle est. Ce sont belles armes, mais elles sont mal emmanchées. Combien de fois en ay-je veu l’experience ? Or, si vous venez à les esclaircir et confirmer, ils vous saisissent et derobent incontinent cet avantage de vostre interpretation : C’estoit ce que je voulois dire ; voylà justement ma conception ; si je ne l’ay ainsin exprimé, ce n’est que faute de langue. Souflez. Il faut employer la malice mesme à corriger cette fiere bestise. Le dogme d’Hegesias, qu’il ne faut ny haïr ny accuser, ains instruire, a de la raison ailleurs ; mais icy c’est injustice et inhumanité de