Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 3.djvu/140

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il n’est pas moins aigu et ingenieux, ny moins profitable, comme il sembloit à Lycurgus. Pour mon regard, j’y apporte plus de liberté que d’esprit, et y ay plus d’heur que d’invention ; mais je suis parfaict en la souffrance, car j’endure la revenche, non seulement aspre, mais indiscrete aussi, sans alteration. Et à la charge qu’on me faict, si je n’ay dequoy repartir brusquement sur le champ, je ne vay pas m’amusant à suivre cette pointe, d’une contestation ennuyeuse et lasche, tirant à l’opiniastreté : je la laisse passer et, baissant joyeusement les oreilles, remets d’en avoir ma raison à quelque heure meilleure. N’est pas marchant qui tousjours gaigne. La plus part changent de visage et de voix où la force leur faut, et par une importune cholere, au lieu de se venger, accusent leur foiblesse ensemble et leur impatience. En cette gaillardise nous pinçons par fois des cordes secrettes de nos imperfections, lesquelles, rassis, nous ne pouvons toucher sans offence ; et nous entre-advertissons utillement de nos deffauts. Il y a d’autres jeux de mains, indiscrets et aspres, à la Françoise, que je hay mortellement : j’ay la peau tendre et sensible ; j’en ay veu en ma vie enterrer deux Princes de nostre sang royal. Il faict laid se battre s’esbatant. Au reste, quand je veux juger de quelqu’un, je luy demande combien il se contente de soy, jusques où son parler ou sa besongne luy plaist. Je veux eviter ces belles excuses : Je le fis en me jouant ;

Ablatum mediis opus est incudibus istud ;

je n’y fus pas une heure ; je ne l’ay reveu depuis.--Or, fais-je, laissons donc ces pieces, donnez m’en une qui vous represente bien entier, par laquelle il vous plaise qu’on vous mesure. Et puis : Que trouvez vous le plus beau en vostre ouvrage ? Est-ce ou cette partie, ou cette cy ? la grace, ou la matiere, ou l’invention, ou le jugement, ou la science ? Car ordinairement je m’aperçoy qu’on faut autant à juger de sa propre besongne que de celle d’autruy ; non seulement pour