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Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 3.djvu/153

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la main à l’ignorance : je nourris à escient aucunement trouble et incertaine la science de mon arjant ; jusques à certaine mesure je suis content d’en pouvoir doubter. Il faut laisser un peu de place à la desloyauté ou imprudence de vostre valet. S’il nous en reste en gros de quoy faire nostre effect, cet excez de la liberalité de la fortune, laissons le un peu plus courre à sa mercy : la portion du glaneur. Apres tout, je ne prise pas tant la foy de mes gens comme je mesprise leur injure. O le vilein et sot estude d’estudier son argent, se plaire à le manier, poiser et reconter. C’est par là que l’avarice faict ses aproches. Dépuis dix huict ans que je gouverne des biens, je n’ai sçeu gaigner sur moy de voir ny tiltres ny mes principaux affaires, qui ont necessairement à passer par ma science et par mon soing. Ce n’est pas un mespris philosophique des choses transitoires et mondaines ; je n’ay pas le goust si espuré, et les prise pour le moins ce qu’elles valent ; mais certes c’est paresse et negligence inexcusable et puerile. Que ne feroy je plustost que de lire un contract, et plutost que d’aller secouant ces paperasses poudreuses, serf de mes negoces ? ou encore pis de ceux d’autruy, comme font tant de gens, à pris d’argent ? Je n’ay rien cher que le soucy et la peine, et ne cherche qu’à m’anonchalir et avachir. J’estoy, ce croi-je, plus propre à vivre de la fortune d’autruy, s’il se pouvoit sans obligation et sans servitude. Et si ne sçay, à l’examiner de pres, si, selon mon humeur et mon sort, ce que j’ay à souffrir des affaires et des serviteurs et des domestiques n’a point plus d’abjection, d’importunité et d’aigreur que n’auroit la suitte d’un homme, nay plus grand que moy, qui me guidat un peu à mon aise. Servitus obedientia est fracti animi et abjecti, arbitrio carentis suo. Crates fit pis, qui se jetta en la franchise de la pauvreté pour se deffaire des indignitez et cures de la maison. Cela ne fairois-je pas (je hay la pauvreté à pair de la douleur), mais ouy bien changer cette sorte de vie à une autre moins brave et moins affaireuse. Absent, je me despouille de tous tels pensemens ; et sentirois moins lors la ruyne d’une tour que je ne faicts present la cheute d’une ardoyse. Mon ame se démesle bien ayséement à part, mais en presence elle souffre comme celle d’un vigneron. Une rene de travers à mon cheval, un bout d’estriviere qui batte ma jambe, me tiendront tout un jour en humeur. J’esleve assez mon courage à l’encontre des inconveniens, les yeux je ne puis.