Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 3.djvu/159

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malades sans mourir. Les dieux s’esbatent de nous à la pelote, et nous agitent à toutes mains : Enimvero Dii nos homines quasi pilas habent. Les astres ont fatalement destiné l’estat de Romme pour exemplaire de ce qu’ils peuvent en ce genre. Il comprend en soy toutes les formes et avantures qui touchent un estat : tout ce que l’ordre y peut et le trouble, et l’heur et le malheur. Qui se doit desesperer de sa condition, voyant les secousses et mouvemens dequoy celuy-là fut agité et qu’il supporta ? Si l’estendue de la domination est la santé d’un estat (dequoy je ne suis aucunement d’advis et me plaist Isocrates qui instruit Nicoclès, non d’envier les Princes qui ont des dominations larges, mais qui sçavent bien conserver celles qui leur sont escheues), celuy-là ne fut jamais si sain que quand il fut le plus malade. La pire de ses formes luy fut la plus fortunée. A peine reconnoit-on l’image d’aucune police soubs les prémiers Empereurs : c’est la plus horrible et espesse confusion qu’on puisse concevoir. Toutesfois il la supporta et y dura, conservant non pas une monarchie resserrée en ses limites, mais tant de nations si diverses, si esloignées, si mal affectionnées, si desordonnéement commandées et injustement conquises ;

xxxxxxxxxxxxxxxx nec gentibus ullis
Commodat in populum terrae pelagique potentem,
Invidiam fortuna suam.

Tout ce qui branle ne tombe pas. La contexture d’un si grand corps tient à plus d’un clou. Il tient mesme par son antiquité : comme les vieux bastimens, ausquels l’aage a desrobé le pied, sans crouste et sans cyment, qui pourtant vivent et se soustiennent en leur propre poix,

xxxxxxxxxxxxxxxx nec jam validis radicibus haerens,
Pondere tuta suo est.

D’avantage ce n’est pas bien procedé de reconnoistre seulement le flanc et le fossé : pour juger de la seureté d’une place, il faut voir par où on y peut venir, en quel estat est l’assaillant.