l’avanture conceues cent fois, j’ay peur de les avoir desjà enrollées. La redicte est par tout ennuyeuse, fut ce dans Homere, mais elle est ruineuse aux choses qui n’ont qu’une montre superficielle et passagiere. Je me desplais de l’inculcation, voire aux choses utiles, comme en Seneque, et l’usage de son escole stoïque me desplait, de redire sur chaque matiere tout au long et au large les principes et presuppositions qui servent en general, et realleguer tousjours de nouveau les argumens et raisons communes et universelles. Ma memoire s’empire cruellement tous les jours,
Pocula Lethaeos ut si ducentia somnos
Arente fauce traxerim.
Il faudra doresnavant, car Dieu mercy jusques à cette heure il n’en est pas advenu de faute, que, au lieu que les autres cerchent temps et occasion de penser à ce qu’ils ont à dire, je fuye à me preparer, de peur de m’attacher à quelque obligation de laquelle j’aye à despendre. L’estre tenu et obligé me fourvoie, et le despendre d’un si foible instrument qu’est ma memoire. Je ne lis jamais cette histoire que je ne m’en offence, d’un ressentiment propre et naturel : Lyncestez, accusé de conjuration contre Alexandre, le jour qu’il fut mené en la presence de l’armée, suyvant la coustume, pour estre ouy en ses deffences, avoit en sa teste une harangue estudiée, de laquelle tout hesitant et begayant il prononça quelques paroles. Comme il se troubloit de plus en plus, ce pendant qu’il luicte avec sa memoire et qu’il la retaste, le voilà chargé et tué à coups de pique par les soldats qui luy estoient plus voisins, le tenant pour convaincu. Son estonnement et son silence leur servit de confession : ayant eu en prison tant de loisir de se preparer, ce n’est à leur advis plus la memoire qui luy manque, c’est la conscience qui luy bride la langue et luy oste la force. Vrayment c’est bien dict ! Le lieu estonne, l’assistance, l’expectation, lors mesme qu’il n’y va que de l’ambition de bien dire. Que peut-on faire quand c’est une harangue qui porte la vie en consequence ? Pour moy, cela mesme que je sois lié à ce que j’ay à dire sert à m’en desprendre. Quand je me suis commis et assigné entierement à ma memoire, je pends si fort sur elle que je l’accable :