Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 3.djvu/172

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ceux qui me suyvent de disner à leur ayse avant partir. Pour moy je ne mange jamais trop tard : l’appetit me vient en mangeant, et point autrement ; je n’ay point de faim qu’à table. Aucuns se plaignent dequoy je me suis agreé à continuer cet exercice, marié et vieil. Ils ont tort. Il est mieux temps d’abandonner sa famille quand on l’a mise en train de continuer sans nous, quand on y a laissé de l’ordre qui ne demente point sa forme passée. C’est bien plus d’imprudence de s’esloingner, laissant en sa maison une garde moins fidelle et qui ayt moins de soing de pourvoir à vostre besoing. La plus utile et honnorable science et occupation à une femme, c’est la science du mesnage. J’en vois quelcune avare, de mesnagere fort peu. C’est sa maistresse qualité, et qu’on doibt chercher avant tout autre, comme le seul doire qui sert à ruyner ou sauver nos maisons. Qu’on ne m’en parle pas, selon que l’experience m’en a apprins, je requiers d’une femme mariée, au dessus de toute autre vertu, la vertu oeconomique. Je l’en mets au propre, luy laissant par mon absence tout le gouvernément en main. Je vois avec despit en plusieurs mesnages monsieur revenir maussade et tout marmiteux du tracas des affaires, environ midy, que madame est encore apres à se coiffer et atiffer en son cabinet. C’est à faire aux Reynes ; encores ne sçay-je. Il est ridicule et injuste que l’oysiveté de nos femmes soit entretenue de nostre sueur et travail. Il n’adviendra, que je puisse, à personne d’avoir l’usage de mes biens plus liquide que moy, plus quiete et plus quitte. Si le mary fournit de matière, nature mesme veut qu’elles fournissent de forme. Quant aux devoirs de l’amitié maritale qu’on pense estre interessez par cette absence, je ne le crois pas. Au rebours, c’est une intelligence qui se refroidit volontiers par une trop continuelle assistance, et que l’assiduité blesse. Toute femme estrangere nous semble honneste femme. Et chacun sent par experience que la continuation de se voir ne peut representer le plaisir que l’on sent à se desprendre et reprendre à secousses. Ces interruptions me remplissent d’une amour recente envers les miens et me redonnent l’usage de ma maison plus doux : la vicissitude eschauffe mon appetit vers l’un et puis vers l’autre party. Je sçay que l’amitié a les bras assez longs pour se tenir et se joindre d’un coin