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Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 3.djvu/177

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vous presentant un visage indifferent, vous laissant vous entretenir et plaindre à vostre mode. Je me deffais tous les jours par discours de cette humeur puerile et inhumaine, qui faict que nous desirons d’esmouvoir par nos maux la compassion et le deuil en nos amis. Nous faisons valoir nos inconveniens outre leur mesure, pour attirer leurs larmes. Et la fermeté que nous louons en chacun à soustenir sa mauvaise fortune, nous l’accusons et reprochons à nos proches quand c’est en la nostre. Nous ne nous contentons pas qu’ils se ressentent de nos maux, si encores ils ne s’en affligent. Il faut estendre la joye, mais retrencher autant qu’on peut la tristesse. Qui se faict plaindre sans raison est homme pour n’estre pas plaint quand la raison y sera. C’est pour n’estre jamais plaint que se plaindre tousjours, faisant si souvent le piteux qu’on ne soit pitoyable à personne. Qui se faict mort vivant est subject d’estre tenu pour vif mourant. J’en ay veu prendre la chevre de ce qu’on leur trouvoit le visage frais et le pouls posé, contraindre leur ris parce qu’il trahissoit leur guérison, et haïr la santé de ce qu’elle n’estoit pas regrettable. Qui bien plus est, ce n’estoyent pas femmes. Je represente mes maladies, pour le plus, telles qu’elles sont, et evite les parolles de mauvais prognostique et exclamations composées. Sinon l’allegresse, au-moins la contenance rassise des assistans est propre pres d’un sage malade. Pour se voir en un estat contraire, il n’entre point en querelle avec la santé ; il luy plaist de la contempler en autruy forte et entiere, et en jouyr au-moings par compaignie. Pour se sentir fondre contre-bas, il ne rejecte pas du tout les pensées de la vie, ny ne fuyt les entretiens communs. Je veux estudier la maladie quand je suis sain ; quand elle y est, elle faict son impression assez réele, sans que mon imagination l’ayde. Nous nous preparons avant la main aux voiages que nous entreprenons, et y sommes resolus : l’heure qu’il nous faut monter à cheval, nous la donnons à l’assistance et en sa faveur l’estendons. Je sens ce proffit inesperé de la publication de mes meurs qu’elle me sert aucunement de regle. Il me vient par fois quelque consideration de ne trahir l’histoire de ma vie. Cette publique declaration m’oblige de me tenir en ma route, et à ne desmentir l’image de mes conditions, communéement moins desfigurées et contredites que ne porte la malignité et maladie des jugements d’aujourd’huy. L’uniformité et simplesse de mes meurs produict bien un visage d’aisée