Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 3.djvu/179

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vie, ne debvroient à l’avanture souhaiter d’empescher de leur misere une grande famille. Pourtant les Indois, en certaine province, estimoient juste de tuer celuy qui seroit tumbé en telle necessité ; en une autre province, ils l’abandonnoient seul à se sauver comme il pourroit. A qui ne se rendent-ils en fin ennuyeux et insupportables ? Les offices communs n’en vont point jusques là. Vous apprenez la cruauté par force à voz meilleurs amis, durcissant et femme et enfans, par long usage, à ne sentir et plaindre plus vos maux. Les souspirs de ma cholique n’apportent plus d’esmoy à personne. Et quand nous tirerions quelque plaisir de leur conversation, ce qui n’advient pas tousjours, pour la disparité des conditions qui produict ayséement mespris ou envie envers qui que ce soit, n’est-ce pas trop d’en abuser tout un aage ? Plus je les verrois se contraindre de bon cœur pour moy, plus je plainderois leur peine. Nous avons loy de nous appuyer, non pas de nous coucher si lourdement sur autruy et nous estayer en leur ruyne. Comme celuy qui faisoit esgorger des petits enfans pour se servir de leur sang à guarir une sienne maladie. Ou cet autre, à qui on fournissoit des jeunes tendrons à couver la nuict ses vieux membres et mesler la douceur de leur haleine à la sienne aigre et poisante. Je me conseillerois volontiers Venise pour la retraicte d’une telle condition et foiblesse de vie. La decrepitude est qualité solitaire. Je suis sociable jusques à excez. Si me semble il raisonnable que meshuy je soustraye de la veue du monde mon importunité, et la couve à moy seul, que je m’appile et me recueille en ma coque, comme les tortues. J’apprens à veoir les hommes sans m’y tenir : ce seroit outrage en un pas si pendant. Il est temps de tourner le dos à la compagnie. --Mais en un si long voyage, vous serez arresté miserablement en un caignart, où tout vous manquera.--La plus part des choses necessaires, je les porte quant et moy. Et puis, nous ne sçaurions eviter la fortune si elle entreprend de nous courre sus. Il ne me faut rien d’extraordinaire quand je suis malade : ce que nature ne peut en moy, je ne veux pas qu’un bolus le face. Tout au commencement de mes fiévres et des maladies qui m’atterrent, entier encores et voisin de la santé, je me reconcilie à Dieu par les derniers offices Chrestiens, et m’en trouve plus libre et deschargé, me semblant en avoir d’autant meilleure raison de la maladie. De notaire et de conseil, il m’en faut moins que de medecins. Ce que je n’auray estably de mes affaires tout