Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 3.djvu/194

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de mes amis quand il n’y a plus moyen qu’ils le saçhent. Or, j’ay attaqué cent querelles pour la deffence de Pompeius et pour la cause de Brutus. Cette accointance dure encore entre nous ; les choses presentes mesmes, nous ne les tenons que par la fantasie. Me trouvant inutile à ce siecle, je me rejecte à cet autre, et en suis si embabouyné que l’estat de cette vieille Romme, libre, juste et florissante (car je n’en ayme ny la naissance ny la vieillesse) m’interesse et me passionne. Parquoy je ne sçauroy revoir si souvent l’assiette de leurs rues et de leurs maisons, et ces ruynes profondes jusques aux Antipodes, que je ne m’y amuse. Est-ce par nature ou par erreur de fantasie que la veue des places que nous sçavons avoir esté hantées et habitées par personnes desquelles la memoire est en recommendation, nous esmeut aucunement plus qu’ouïr le recit de leur faicts ou lire leurs escrits ? Tanta vis admonitionis inest in locis. Et id quidem in hac urbe infinitum : quacunque enim ingredimur in aliquam historiam vestigium ponimus. Il me plaist de considerer leur visage, leur port et leurs vestements ; je remache ces grands noms entre les dents et les faicts retentir à mes oreilles. Ego illos veneror et tantis nominibus semper assurgo. Des choses qui sont en quelque partie grandes et admirables, j’en admire les parties mesmes communes. Je les visse volontiers diviser, promener, et soupper ! Ce seroit ingratitude de mespriser les reliques et images de tant d’honnestes hommes, et si valeureux, que j’ay veu vivre et mourir, et qui nous donnent tant de bonnes instructions par leur exemple, si nous les sçavions suivre. Et puis cette mesme Romme que nous voyons merite qu’on l’ayme, confederée de si long temps et par tant de tiltres à nostre couronne : seule ville commune et universelle. Le magistrat souverain qui y commande est reconneu pareillement ailleurs : c’est la ville metropolitaine de toutes les nations Chrestiennes ; l’Espaignol et le François, chacun y est chez soy. Pour estre des princes de cet estat, il ne faut qu’estre de Chrestienté, où qu’elle soit. Il n’est lieu çà bas que le ciel ayt embrassé avec telle influence de faveur et telle constance. Sa ruyne mesme est glorieuse et enflée, Laudandis preciosior ruinis. Encore retient elle au tombeau des marques et image d’empire. Ut palam sit uno in loco gaudentis opus esse naturae. Quelqu’un se blasmeroit et se mutineroit en soy-mesme, de se sentir chatouiller d’un si vain plaisir. Nos humeurs ne sont pas trop vaines, qui sont plaisantes ; quelles