Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 3.djvu/222

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nous embrouiller en la vanité, comme conforme à nostre estre. J’ay veu la naissance de plusieurs miracles de mon temps. Encore qu’ils s’estoufent en naissant, nous ne laissons pas de prevoir le train qu’ils eussent pris s’ils eussent vescu leur aage. Car il n’est que de trouver le bout du fil, on en desvide tant qu’on veut. Et y a plus loing de rien à la plus petite chose du monde, qu’il n’y a de celle là jusques à la plus grande. Or les premiers qui sont abbreuvez de ce commencement d’estrangeté, venant à semer leur histoire, sentent par les oppositions qu’on leur fait où loge la difficulté de la persuasion, et vont calfeutrant cet endroict de quelque piece fauce. Outre ce, que, insita hominibus libidine alendi de industria rumores, nous faisons naturellement conscience de rendre ce qu’on nous a presté sans quelque usure et accession de nostre creu. L’erreur particuliere faict premierement l’erreur publique, et à son tour apres, l’erreur publique faict l’erreur particuliere. Ainsi va tout ce bastiment, s’estoffant et formant de main en main : de maniere que le plus esloigné tesmoin en est mieux instruict que le plus voisin, et le dernier informé mieux persuadé que le premier. C’est un progrez naturel. Car quiconque croit quelque chose, estime que c’est ouvrage de charité de la persuader à un autre ; et pour ce faire, ne craint poinct d’adjouster de son invention, autant qu’il voit estre necessaire en son compte, pour suppleer à la resistance et au deffaut qu’il pense estre en la conception d’autruy. Moy-mesme, qui faicts singuliere conscience de mentir et qui ne me soucie guiere de donner creance et authorité à ce que je dis, m’apperçoy toutesfois, aux propos que j’ay en main, qu’estant eschauffé ou par la resistance d’un autre ou par la propre chaleur de la narration, je grossis et enfle mon subject par vois, mouvemens, vigueur et force de parolles, et encore par extention et amplification, non sans interest de la verité nayfve. Mais je le fais en condition pourtant, qu’au premier qui me rameine et qui me demande la verité nue et crue, je quitte soudain mon effort et la luy donne, sans exaggeration, sans emphase et remplissage. La parole vive et bruyante, comme est la mienne ordinaire, s’emporte volontiers à l’hyperbole. Il n’est rien à quoi communement les hommes soient plus tendus qu’à donner voye à leurs opinions : où le moyen ordinaire nous faut, nous y adjoustons le commandement, la force, le fer, et le feu. Il y a du mal’heur d’en estre là que la meilleure touche de la verité ce soit la multitude des croians, en une presse où les fols