Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 3.djvu/231

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de ceux qui font profession de sçavoir, et de leur outre-cuidance desmesurée. On mit Aesope en vente avec deux autres esclaves. L’acheteur s’enquit du premier ce qu’il sçavoit faire ; celuy là, pour se faire valoir, respondit monts et merveilles, qu’il sçavoit et cecy et cela ; le deuxiesme en respondit de soy autant ou plus ; quand ce fut à Aesope, et qu’on luy eust aussi demandé ce qu’il sçavoit faire : Rien, dict-il, car ceux cy ont tout preoccupé : ils sçavent tout. Ainsin est-il advenu en l’escole de la philosophie : la fierté de ceux qui attribuoyent à l’esprit humain la capacité de toutes choses causa en d’autres, par despit et par emulation, cette opinion qu’il n’est capable d’aucune chose. Les uns tiennent en l’ignorance cette mesme extremité que les autres tiennent en la science. Afin qu’on ne puisse nier que l’homme ne soit immoderé par tout, et qu’il n’a point d’arrest que celuy de la necessité, et impuissance d’aller outre.


De la Phisionomie.

Chap. XII.



QVASI toutes les opinions que nous avons sont prinses par authorité et à credit. Il n’y a point de mal : nous ne sçaurions pirement choisir que par nous, en un siecle si foible. Cette image des discours de Socrates que ses amys nous ont laissée, nous ne l’approuvons que pour la reverence de l’approbation publique ; ce n’est pas par nostre cognoissance : ils ne sont pas selon nostre usage. S’il naissoit à cette heure quelque chose de pareil, il est peu d’hommes qui le prisassent. Nous n’apercevons les graces que pointues, bouffies et enflées d’artifice. Celles qui coulent soubs la nayfveté et la simplicité eschapent ayséement à une veue grossiere comme est la nostre : elles ont une beauté delicate et cachée ;